Pour la première fois depuis dix ans, l’armée de Terre n’a pas atteint ses objectifs de recrutement en 2023 et continue de faire face à des démissions en cascade. Salaire, mobilité ou aspiration à plus d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les raisons qui poussent les jeunes à déserter les rangs sont nombreuses malgré les efforts de fidélisation de l’institution.
Par Dorian Gallais et Fanny Uski-Billieux
« – Vous ne regrettez jamais de vous être engagé ? – Ça peut arriver. Par exemple, quand on marche sous la pluie à trois heures du matin. On se demande ce qu’on fait là », plaisante le lieutenant Vincent, pas impressionné par les abondantes chutes de neige qui recouvrent peu à peu le camp militaire de Valdahon situé à quelques kilomètres de Besançon. Avec ses camarades de l’École du Matériel de Bourges, l’une des institutions militaires qui forme les futurs officiers, il est venu dans le Doubs pour trois semaines de manœuvres au cours desquelles ils seront évalués par leurs instructeurs.
Après une brève carrière de brancardier dans le civil, celui que l’on appelle désormais lieutenant, s’est engagé comme beaucoup d’autres pour « voir du pays » et « servir [s]on pays ». Pour ce mordu d’aéronautique, l’armée a rapidement suscité une vocation. Déployé deux fois au Mali, il a servi pendant douze ans en tant que sous-officier mécanicien sur les hélicoptères, avant de passer le concours pour devenir officier.
Mais tous ne font pas preuve d’une telle dévotion pour une institution qui peine à garnir ses rangs. En effet, pour la première fois depuis dix ans, l’armée de Terre n’a pas atteint ses objectifs de recrutement en 2023. Chaque année, elle recrute 16 000 personnes. Or, selon le commandant Christopher Adet, formateur à l’École du Matériel de Bourges, il manquerait sur l’année 2023 environ 2 500 recrues.
Infographie : Fanny Uski-Billieux/EPJT
En plus de cela, la loi de programmation militaire de 2019-2025 prévoyait une augmentation de ces effectifs de recrutement : 6 000 nouveaux postes sur la période 2019-2025, dont 3 000 sur la période 2019-2023. Des objectifs qui n’ont pas été atteint (voir graphique ci-dessus) et ce malgré une campagne de communication intense comme en témoignent les nombreux spots publicitaires et affiches estampillées de messages inspirants « Croire en soi », « Grandir ensemble » ou encore « Rendre fier ».
Comme beaucoup d’autres entreprises, l’armée se heurte à l’augmentation de la concurrence sur le marché du travail. La baisse du taux de chômage observée ces dernières années, la pousse à se démarquer encore davantage pour s’arroger de nouvelles recrues au détriment d’entreprises privées. Une tâche parfois ardue notamment pour des postes très spécialisés comme ceux de la logistique par exemple, domaine qui concerne directement les lieutenants du matériel de l’École de Bourges. La tentation de partir dans des groupes privés où la rémunération est plus importante et les conditions de vie bien meilleures peut être forte.
Dans sa dernière campagne de communication datée de 2020, l’armée de Terre fait place au réalisme avec des spots au plus près des soldats.
C’est ce qu’explique le lieutenant Charles qui a travaillé sept ans en tant que développeur informaticien au sein de l’armée. S’il a choisi de continuer son parcours au sein de la division d’application (DA) du matériel, plusieurs de ses collègues ont préféré partir dans le privé. « Je gagnais entre 1500 et 1700 euros à l’époque. Pour le même travail, certains de mes anciens camarades peuvent gagner aujourd’hui jusqu’à 4 000 euros par mois », raconte le lieutenant de 33 ans.
Fidéliser les recrues
Pour le lieutenant Matthieu, pas de quoi se montrer alarmiste, l’armée de terre n’a « pas de problème de recrutement mais plutôt de fidélisation ». Selon le ministère de la Défense, plus de 20 000 militaires quittent les rangs chaque année. Par ailleurs, le tiers des recrues déserte même avant le terme de leur premier contrat.
Dans un rapport parlementaire sur le bilan de la loi de programmation militaire de 2019 à 2025 daté de février 2023, le directeur des ressources humaines du ministère des Armées, M. Thibaut de Vanssay, explique « nous sommes confrontés à de très grandes difficultés pour retenir le personnel, en particulier militaire mais aussi civil (fonctionnaires et contractuels) (…) Nous sommes habitués à avoir un turn-over dans les équipes, mais nous n’avions jamais vu ce phénomène avec une telle ampleur ». En effet, le ministère des armées connait en effet une augmentation des sorties définitives (+6,2 % entre 2019 et 2022), qui touche plus particulièrement le personnel civil (+25 % sur la même période).
La moyenne d’âge dans l’armée de Terre est de 32 ans. Photo : Fanny Uski-Billieux/EPJT
Pourtant, le commandant Adet en est persuadé, l’institution s’est largement assouplie ces dernières années pour les militaires. « L’armée adapte sa politique de gestion des ressources humaines. On est prêt à faire des contrats adaptés en fonction des individus. La norme c’est un contrat de cinq ans pour les militaires du rang, c’est-à-dire sans grade, mais on peut vous faire signer un contrat de deux ans », explique le gradé.
Entre les différentes primes et les indemnités de mobilités géographiques, l’armée a mis la main au portefeuille pour inciter ses employés à rester.
Des améliorations qui portent leurs fruits pour certains soldats. Malgré les contraintes de la vie militaire, le lieutenant Matthieu a prévu de finir sa carrière d’officier dans l’armée. Rompu à la rudesse des exercices, des missions et de la vie en communauté, ce fils d’un blessé de guerre sait ce qu’il doit à l’institution. « L’armée m’a permis de retrouver le plaisir des choses simples de la vie », résume-t-il.
Le « plan famille » en particulier a contribué à atténuer les conséquences des mobilités géographiques imposées par l’armée aux militaires et leur famille. Initié en 2017 avec un budget initial de 530 millions d’euros ce programme prévoit entre autres la création de place de crèche, l’accompagnement des conjoints dans leur recherche d’emplois ou encore la communication des ordres de mutation avec un préavis d’au moins 5 mois pour 80 % des militaires.
Infographie : Fanny Uski-Billieux/EPJT
Des mesures bienvenues mais qui pour certains ne sont pas encore suffisantes. Militaire depuis maintenant quatre ans et demi, le lieutenant Jean, du 4e régiment du matériel venu de Nîmes assister la DA dans ses exercices, regrette que l’institution ne fasse pas assez d’effort : « L’armée a tout à fait les moyens d’aménager des opex (opérations extérieures) de trois mois par exemple plutôt que des missions de six mois pour que les militaires voient plus souvent leur famille », estime le jeune homme qui s’est marié cet été. Pour lui, sa vie de famille pourrait devenir à terme une raison de quitter les rangs.
Un « changement de mentalité »
Un argument qui relève aussi d’un « changement de mentalité entre les générations » selon le commandant Adet qui estime aussi que pour les jeunes d’aujourd’hui l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle est de plus en plus important.
Si certains officiers signent un contrat à durée déterminée, d’autres s’engagent pour une carrière complète. Photo : Dorian Gallais/EPJT
D’autres, comme Paul *, ne se voient tout simplement pas faire toute leur carrière dans l’armée. Engagé à 19 ans, le lieutenant qui en a maintenant 25, s’imagine ensuite « peut-être enseigner ou passer un concours public ». Un plan de carrière qui selon lui peut être très mal perçu par ses camarades et sa hiérarchie. « C’est tabou de dire qu’on ne veut pas finir sa carrière à l’armée », confie le lieutenant. Diplômé de Saint-Cyr, l’idée pour ce jeune homme qui a beaucoup voyagé c’est aussi d’échapper à un avenir « tout tracé » : « le monde est tellement grand ! ». Paul envisage de quitter l’armée à moyen terme. Il voudrait tout plaquer dès aujourd’hui mais selon ses calculs il devrait environ 120 000 euros à l’armée pour rembourser sa formation.
« Les jeunes qui s’engagent aujourd’hui sont en quête de sens », résume le commandant Adet. De la même manière que les jeunes travailleurs dans le civil, les jeunes militaires s’imaginent mal travailler dans la même entreprise pendant trente ans. Comme n’importe quelle autre entreprise l’armée doit composer avec les nouvelles mutations du monde du travail.
*Le prénom a été changé