Le pilote de chasse fait rêver. Son image est idéalisée. Mais, derrière le fantasme d’une carrière dans les airs, se cache une tout autre réalité : sélection drastique, formation rigoureuse, pression mentale, rapport à la mort… Les exigences du métier ne laissent pas le droit à l’erreur.

Par Simon Abraham, Simon Bolle et Laura Cadeau

afia 38, vous êtes autorisés au décollage piste 2-0 », annonce la tour de contrôle. « Bien reçu », répond Julien. L’élève pilote, 27 ans, prend une grande inspiration et pousse la [simple_tooltip content=’C’est la poignée de commande dans un cockpit qui permet d’augmenter ou de réduire le régime du moteur et donc la vitesse’]manette des gaz[/simple_tooltip]. C’est parti ! En quelques secondes, il atteint 110 [simple_tooltip content=’Le nœud (son symbole est kt) est une unité de mesure de la vitesse utilisée pour la navigation aérienne. Un nœud correspond à 1,852 km/h’]nœuds[/simple_tooltip], soit 190 kilomètres par heure. « Rotation », lance-t-il en tirant sur le manche. Les trois tonnes de l’appareil s’échappent de la piste. « Trains rentrés, virons à l’ouest, [simple_tooltip content=’Le cap (exprimé en degrés) est la direction dans laquelle un avion est orienté’]cap[/simple_tooltip] 2-7-0. » En compagnie de son moniteur, assis sur le siège arrière, Julien quitte l’aéroport de Tours. Élève au sein de l’École de l’aviation de chasse (EAC), il se retrouve aux commandes d’un Alphajet, avion de chasse utilisé par l’armée française.
Un second appareil l’accompagne. À son bord, un autre élève de l’EAC. La mission du jour : apprendre à voler en formation de combat et en patrouille serrée. L’entraînement va se dérouler au dessus d’Angers, à plus de 100 kilomètres d’ici. Julien accélère à 760 km/h. Il y sera en quatre minutes. En dehors du cockpit, le temps est gris, jusque-là. Le jeune homme continue de prendre de l’altitude, l’œil attentif aux instruments de bord. Il traverse la dernière couche de nuages, qui cède la place à un ciel bleu immaculé et un soleil aveuglant. La vue est imprenable. Rien à voir avec ce qu’on peut voir depuis le tarmac. Ce décor à couper le souffle est l’illustration parfaite du « rêve ultime » de Julien, à savoir « voler comme un oiseau, dans des machines exceptionnelles ». Ce plaisir, l’élève pilote en profitera plus tard. Pour le moment, il reste concentré sur ses objectifs et appréhende les figures qu’il va devoir réaliser en vol conjointement avec l’autre avion.
Premier virage pour s’en rapprocher : Julien est écrasé contre son siège. Avec l’accélération, il ressent plusieurs fois son poids. Une charge éprouvante. Dans l’immensité du ciel, les deux appareils viennent se coller à 3 mètres l’un de l’autre. Une précision chirurgicale qui demande une concentration de tous les instants. Le risque n’est jamais loin. C’est aussi ça le quotidien d’un apprenti pilote de chasse.
Photo : Simon Abraham/EPJT
Parc des expositions de Tours, salon de l’orientation. Installé au fond du hall, l’espace réservé aux métiers de la sécurité et de la défense remporte un plein succès auprès des jeunes visiteurs. Conseillers en uniforme, affiches imposantes et distribution de pins à l’effigie du rafale… le stand a de quoi attirer. Tanguy, élève en première scientifique, souhaite devenir ingénieur en aéronautique. À l’origine, il se rêvait en pilote. Mais, par crainte de ne pas y arriver, il préfère se renseigner sur les professions autour de l’aviation. Il a déjà passé le brevet initial aéronautique. Son père, militaire dans l’armée de l’air, le pousse : « À toi de voir si tu veux garder les pieds sur terre ou avoir un bureau dans le ciel. »

Lucas, lui, a 14 ans. Cheveux châtains, allure soignée, baskets aux pieds. Il a effectué son stage de troisième au sein de la base aérienne 705. Il est avachi sur la table. L’officier le reprend : « Attention à ton dos, il faut te tenir droit. » Et de poursuivre : « Protège bien tes yeux. C’est important d’allumer la lumière lorsque tu joues aux jeux vidéo. » Lucas est déjà bien renseigné. Il sait qu’il faut avoir une vue irréprochable. Avec 9 sur 10 à chaque œil, il se rassure.

« Je cherche une vie active et des responsabilités »

Théo, 18 ans, en pleine sélection

Cela ne l’empêchera pas d’« être comme un super héros et de ressentir de bonnes sensations ». L’adolescent est loin d’être le seul à avoir des étoiles plein les yeux. Le capitaine Florence, du Centre d’information et de recrutement des forces armées (Cirfa) de Tours, constate : « Il n’y en a pas un qui me parle du danger. Je suis obligée de leur rappeler qu’être pilote, c’est un métier militaire car ils ont tendance à l’oublier. » Si les officiers ont vu défiler plus de 150 intéressés sur les deux jours de la manifestation, seule une dizaine a retenu leur attention.

Hormis ces manifestations ponctuelles, c’est dans les locaux du Cirfa que les jeunes entament leur périple vers le métier de leur rêve. Il y en a dans chaque région de France. Ce sont des lieux de rencontre avec des militaires professionnels, qui renseignent sur les professions dans l’armée de l’air, répondent aux questions sur la formation et accompagnent les intéressés dans leurs démarches de candidatures. L’antenne de Tours croise des jeunes au quotidien. Ce matin, Théo et Hugo ont poussé la porte. Le premier a 19 ans. Titulaire d’un bac scientifique, il est désormais en première année de droit, « une voie de secours, si pilote ne fonctionne pas ». Hugo souhaite aussi entamer une carrière dans les airs. À 23 ans, il est titulaire d’un bac technologique et suit des études de gestion, en attendant d’entrer dans l’armée.

Théo, au Cirfa de Tours, dans le bureau du capitaine Florence. Photo : Simon Abraham/EPJT
Les deux jeunes ont un parcours totalement différent mais sont animés par la même passion. « Je n’ai pas véritablement eu de déclic. C’est toujours ce que j’ai voulu faire, raconte Théo. Gamin, j’ai assisté à des meetings aériens. Je suis attiré par l’aventure, le voyage. Je cherche une vie active et des responsabilités. » Tout comme Hugo, un « gosse aventurier qui veut servir son pays ».

Ils n’en sont pas à leur première visite au Cirfa. Théo est arrivé il y a six mois, pour s’informer sur la formation du métier. C’est le capitaine Florence qui l’a accueilli et épaulé pour monter un dossier. Théo l’a présenté lors des sélections au Centre de sélection spécifique air (CSSA) quelques semaines plus tard. Il a échoué à une épreuve mais a eu l’occasion de participer aux rattrapages. Il est en attente des résultats. Hugo, lui, ne s’est pas encore présenté aux sélections. Il a un mois pour les préparer. « Il faut que je révise des tas de notions en physique, explique-t-il. Je ne suis pas passé par une branche scientifique – qui reste la voie royale. Je vais montrer qu’il n’y a pas de profil spécifique à avoir pour réaliser son rêve. »

La passion est un élément fondamental. Jeunes en formation, retraités de l’armée de l’air et pilotes encore en activité : tous nous l’ont confié. Cela a été un motif d’engagement pour Jean-François Hummel, ancien pilote de chasse, qui réside en Touraine. Lui s’imaginait même en astronaute. « C’est la dernière limite de l’aventure ultime », considère-t-il.

Même son de cloche chez Jacques Gaillard qui, à 66 ans, compte 4 109 heures de vol. « C’est une profession avec une dose énorme d’action, glisse-t-il. On était toujours en mouvement et ça me plaisait. Je ne voulais pas passer ma vie derrière un bureau. » Son ami, Patrice Court-Fortune, 51 ans, a, lui, été attiré par le combat aérien. « Un avion contre un avion, c’est le duel tant attendu. Dans ces moments, il faut faire appel à tout ce que l’on a acquis, à l’intelligence, à l’instinct. Une espèce d’osmose se crée entre le pilote et l’avion. Vous avez l’impression de ne faire plus qu’un. C’est une sensation extraordinaire », se souvient-il, avec nostalgie.

Jacques Gaillard, ancien pilote de chasse aujourd’hui à la retraite, ouvre le livre des souvenirs – photos, collection d’avions – d’une vie intense. Photos Simon Abraham/EPJT
Leur dévouement a été nourri par des souvenirs indélébiles. « J’aurais toujours en tête mon lâcher sur [simple_tooltip content=’Le Mirage est un avion de chasse conçu par la société française Dassault Aviation’]Mirage[/simple_tooltip], un appareil monoplace. Là, il n’y a personne pour vous rappeler les procédures et vous dire de faire attention à la vitesse de l’appareil. Ce jour-là, je n’ai pas eu besoin de boire du café. Je suis resté éveillé longtemps (rires). Mon taux d’adrénaline était à un niveau maximal », raconte Jacques Gaillard. Plus tard, lui est devenu commandant des forces aériennes françaises en ex-Yougoslavie. Patrice Court-Fortune a également son premier vol gravé à jamais dans sa mémoire : « Quand je me suis installé dans le cockpit, c’était tout étroit. Comme si la machine faisait corps autour de l’homme. C’était fort. Je me suis dit : “Ça y est, je le concrétise, mon rêve de gosse.” »

L’image du pilote de chasse fascine. L’humain est tel un oiseau, bravant les lois de l’apesanteur, à bord de machines exceptionnelles qui dépassent la vitesse du son. L’illustration de l’extrême, des sensations fortes, des montées d’adrénaline. Un tryptique qui charme la société. « Cette fascination pour la profession renvoie à la notion de mythe. Le métier de pilote peut paraître contre-nature, dans la mesure où l’aviateur repousse les limites imposées à la condition humaine. Évoluant dans les airs, il peut donner l’impression de vouloir égaler Dieu », analyse Céline Bryon-Portet, sociologue et auteure de l’ouvrage La Construction de l’image du pilote de chasse.

La lecture des aventures de Jean Mermoz, d’Henri Guillaumet et de Tanguy et Laverdure (voir ci-contre) ont rythmé l’enfance de Patrice Court-Fortune. « Depuis, ça m’est resté chevillé au corps. » Le commandant Frédéric, pilote sur porte-avions, doit, lui, sa révélation aux péripéties de Buck Danny, l’œuvre de Jean-Michel Charlier et de Victor Hubino. « Elle met en scène les pilotes de chasse de l’armée américaine, la fameuse US Air force. L’image du pilote de chasse est idéalisée. C’est devenu pour moi un objectif de vie », analyse-t-il. Reste que la réalité diffère de la fiction. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour se téléporter dans un cockpit.
Elle a intégré l’armée de l’air en 2001, avant de travailler dans un centre d’information et de recrutement des forces armées. « Le mythe du pilote de chasse a été façonné, entre autres, grâce au septième art. Une année, j’ai interrogé l’ensemble des élèves d’une promotion de l’École de l’air sur l’origine de leur passion. Neuf sur dix m’ont répliqué qu’elle était née après avoir vu le film à succès Top Gun, raconte-t-elle. Ils s’identifiaient à Tom Cruise. C’est l’image du pilote : les motos et les voitures qui vont vite, le mec frimeur qui a les nanas à ses pieds… » Des vocations qui sont venues du cinéma, comme de la bande dessinée. La culture est une arme de séduction massive.
Photo : Simon Abraham/EPJT
Retour à la base aérienne de Tours. Une heure avant la mission de Julien s’est déroulé un briefing de vol. Dans une pièce isolée de l’escadron, son moniteur du jour l’attend. Il va l’accompagner, le superviser et le noter. C’est un ancien pilote sur Rafale, en Irak notamment. Devant un écran et un tableau, il donne ses instructions.

Tout se fait en anglais, langue universelle dans le monde de l’aéronautique. « OK, mission today is to fly with an other Alphajet »  (La mission, aujourd’hui, consiste à voler avec un autre Alphajet), révèle-t-il. Le moniteur liste à Julien les ordres du jour. L’apprenti pilote est attentif aux conseils. Il va devoir effectuer des figures dans les airs. Son moniteur utilise des maquettes d’avion pour lui montrer lesquelles.

Julien reçoit les dernières  instructions de son moniteur. Quelques minutes plus tard,  il se dirige vers le tarmac pour un vol en Alphajet, accompagné de son instructeur. Photos : Simon Abraham/EPJT
« Gère ton timing, reste bien trente secondes derrière l’autre avion, travaille bien ta trajectoire. » En une demi-heure, le jeune homme accumule une matière impressionnante à restituer une fois aux commandes. Dont beaucoup de rappels, certes, qu’il est déjà censé maîtriser. « Je suis tendu », nous livre Julien qui ne cesse de tourner la manche droite de sa combinaison avec ses doigts. « La pression que je ressens, il en faut, pour être dedans tout de suite. C’est du bon stress. » « Pilote, c’est comme chirurgien. Il y a des fois où il ne faut pas se louper », complète son instructeur.

Tous deux jettent un dernier coup d’œil à la météo. « Il faudra être attentif au brouillard. » Ils quittent la salle et filent se changer dans le couloir. Masque à oxygène, casque, combinaison spéciale… Une fois équipés, direction la piste. Un Alphajet les attend. Sur le chemin, Julien ne laisse paraître aucune émotion. Il est concentré.

Photo : Simon Abraham/EPJT
Même s’il est source d’appréhension et de tension, le premier vol est vécu comme une consécration, l’aboutissement de plusieurs années de formation. Car, pour y parvenir, les apprentis pilotes doivent emprunter un long chemin, semé d’embûches. Seules quelques conditions s’imposent au départ : avoir entre 17 et 24 ans, être français et bachelier, filières professionnelles comprises.
Dans un bureau au Cirfa de Tours, Théo (à droite) donne des conseils à Hugo (à gauche) sur les sélections du CSSA. Photo : Simon Abraham/EPJT
Au CSSA, trois candidats sont installés dans des cabines mobiles qu’ils déplacent à l’aide d’un palonnier. Photo : Simon Abraham/EPJT
Une fois le rendez-vous au Cirfa effectué, la première étape les mène au CSSA, où une batterie de tests les attend. C’est à Tours, uniquement, que se tient l’ensemble des épreuves et ce pendant une semaine. Les chiffres font peur : 60 % des candidats sont éliminés dès le premier jour. Ils n’auront pas de seconde chance.

Raisonnement logique, orientation spatiale, rapidité de perception, motivation, connaissance de l’aéronautique, culture générale, langue étrangère… Cette quantité et cette variété de disciplines effraient Hugo. Théo, qui a survécu à cette sélection drastique, le prévient : « Il y avait des sciences. Par exemple, je devais donner l’ordre des planètes dans le système solaire. En anglais, révise bien ta grammaire et ton vocabulaire. Ils aiment bien les verbes irréguliers aussi. » « Ah oui ? C’est balèze quand même », réagit Hugo, en même temps qu’il prend des notes sur son téléphone.

Théo insiste sur le fait que c’est quelque chose de rude, mais qu’il ne faut pas se mettre la pression pour autant. Sinon, c’est un coup à perdre tous ses moyens une fois face aux évaluateurs. « L’entretien psychologique est super important. Ils vont te poser des questions, entre autres sur ton rapport au côté militaire du métier. Si c’est mal préparé, tu vas te faire démolir… » L’épreuve la plus redoutée reste celle du simulateur. « La cabine bouge comme un vrai avion. C’est fait pour te perturber. »
Les évaluateurs sont ainsi en mesure de vérifier si les candidats sont capables d’assurer plusieurs actions à la fois, à partir d’informations sur un écran, tout en gérant leur stress. « Personne n’arrive vraiment confiant », attestent le capitaine Eric et le lieutenant-colonel Solange, en charge du CSSA à Tours.

« Ils veulent être pilotes de combat ou navigateurs officiers de systèmes d’armes. Ce sont des professions exceptionnelles qui ne s’exercent ni par défaut ni par hasard. » C’est pourquoi ceux qui échouent fondent parfois en larmes à l’annonce des résultats. Le fantasme d’une vie s’effondre en une poignée de minutes, voire de secondes. La désillusion est telle que nous ne sommes pas autorisés à recueillir leurs impressions. « Ils sont vraiment dépités et n’ont pas le cœur à ça », justifient le capitaine et le lieutenant-colonel en charge du CSSA. Cela prouve que la remise en question est permanente. Rien n’est jamais gagné. Il faut avoir le goût de l’effort et présenter un profil très complet. »

 

Vouloir devenir pilote de chasse, c’est donc avoir une tête, mais également des jambes. Les recruteurs font procéder à des séries de tractions et à des tests VMA. « Il me reste un peu de temps pour bosser à fond. Ça m’intimide un peu, mais il ne faut pas partir pessimiste », relativise Hugo. « Le pire, c’est que, si tu réussis, tu ne peux pas crier victoire trop vite, nuance Théo. Une commission doit ensuite étudier ton cas. » Celle-ci se réunit, en effet, quatre fois par an et émet des avis. Si ceux-ci sont favorables, les postulants peuvent intégrer l’École de l’air, à Salon-de-Provence. Pour y être affecté, il faut néanmoins passer avec succès la visite médicale. Un nouvel obstacle – et pas une formalité – qui se dresse sur la route. Quand chacun croit voir le bout du tunnel.

Pablo a aujourd’hui 33 ans. Il est officier pilote de ligne à Air France depuis treize ans. Il compte à son actif  7 500 heures de vol sur Boeing 777. L’aviation civile, un choix de carrière ? Pas vraiment. « Gamin, je voulais être pilote de chasse, rembobine-t-il. Quand tu es petit, ça fait plus rêver que des gros avions. » Le voilà alors parti à l’École des pupilles de l’air, à proximité de Grenoble. Chaque année vient le rituel de la visite médicale. Pablo en profite pour faire analyser son anatomie. « J’avais un doute, comme je suis grand. Je savais qu’il y avait des tailles à ne pas dépasser. » En particulier, pour les fémurs dont les dimensions sont contrôlées. Verdict : les siens mesurent 1 à 1,5 centimètre de trop. Ce qui l’empêcherait de s’adapter au siège éjectable. Sur le coup, la déception est indescriptible. « Ça m’a emmerdé… », résume-t-il sobrement.

Tom, 17 ans, s’apprête à vivre la même situation. Le jeune homme, qui vit en Belgique et qui étudie en technique de qualification électricien-automaticien, est daltonien. Pendant un stage à la composante Air de la base de Florennes, dans son pays, il a eu l’occasion de se confronter à des épreuves semblables à celles de l’examen de sélection. « J’ai réussi la partie physique », se réjouit-il. Pour autant, Tom a conscience que son défaut de vision va lui jouer des tours. « Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi ce problème est dangereux vis-à-vis du pilotage. Je vois parfaitement. C’est juste que je n’arrive pas, en quelque sorte, à mettre des noms sur certaines couleurs, regrette-t-il. Je serais très déçu si je devais abandonner. Je garde espoir. » En cas d’échec, il se contentera d’un poste de maintenance sur les appareils.

Outre les fémurs trop longs et le daltonisme, la longueur du buste, la forme de la tête, l’inclinaison du dos, les capacités respiratoires et l’audition entrent en jeu. « Quand on nous détecte quelque chose à la visite médicale, le choc est rude », rapporte Julien, l’apprenti pilote.

Il se souvient, par ailleurs, de son passage dans la centrifugeuse de Brétigny-sur-Orge. « C’était stressant. On est jugés sur des compétences innées. Soit la fibre est en soi, soit c’est vite délicat. » Il n’y a pas d’entraînement possible. Sur place, la machine est impressionnante. « Nous ne faisions pas les fiers devant !, concède Julien. Ce test est déterminant pour savoir si nous pouvons devenir pilote ou non. Ça ajoute de la pression. On est dans le noir, pour monter à 6G. » Une sensation de lourdeur s’installe dans le corps, qui est attiré vers le bas. Les yeux ne sont plus irrigués. Des picotements se font ressentir. La vision se trouble. « Tout cela cause des malaises, qui sont éliminatoires. Cette centrifugeuse peut briser des carrières. »
Photo : Simon Abraham/EPJT
Base aérienne 705. Un pilote pénètre dans son cockpit. « Vous allez monter à 3 500 pieds et nous allons vous simuler un feu en cabine », lui indique un moniteur. L’exercice ne se fait pas en plein air mais en intérieur, sur simulateur, dans une cabine. À l’aide de ressorts, celle-ci s’incline pour représenter un vol en conditions réelles. Le pilote en question est le lieutenant-colonel Cyril, ancien pilote de l’armée de l’air, reconverti dans l’état-major à Bordeaux. Voilà quinze ans qu’il n’a pas été aux commandes d’un Alphajet. Pour s’y remettre, il doit se soumettre aux mêmes missions d’entraînements que les élèves de l’EAC. « Nous allons évaluer vos réactions face à une situation d’urgence. Gardez votre calme, soyez rapide dans vos prises de décision et restez maître de l’appareil », poursuit son moniteur. Devant lui, plusieurs écrans, à partir desquels il supervise le vol.
Le lieutenant-colonel Cyril avant de monter à bord du simulateur. Photo : Simon Abraham/EPJT
À bord du simulateur, le lieutenant-colonel Cyril est concentré. Il sait que le test n’intervient qu’une dizaine de minutes après le décollage virtuel. C’est sans compter sur l’instructeur qui décide soudain d’improviser une panne moteur. « Je veux mesurer ses réflexes face à un danger imprévu », nous explique-t-il. « OK, emergency (D’accord, urgence), réagit immédiatement le pilote dans sa cabine. C’est le réacteur droit. Faible débit, mais pas de fuite. » Tout en contrôle, il règle l’un des problèmes qu’il pourrait rencontrer en vrai. Ces séances sur simulateur sont déterminantes pour apprendre à gérer son stress. Six sont nécessaires avant que l’élève pilote ne puisse réaliser sa première mission dans les airs.
Le lieutenant-colonel Cyril en train d’écouter les consignes de son moniteur. Photo : Simon Abraham/EPJT
A bord du simulateur, le lieutenant-colonel Cyril enfile son casque. Photo : Laura Cadeau/EPJT
Intérieur de la cabine du simulateur. Photo : Simon Abraham/EPJT
Si certains ont les bons réflexes dans une position critique, d’autres commettent de graves erreurs. « Lors d’un vol avec un jeune, il a fallu que je reprenne les commandes pour éviter que l’on se tue », se remémore Patrice Court-Fortune, moniteur à l’époque. À la suite de cette mauvaise expérience, il a dû mettre fin aux espoirs de l’élève. « Je n’avais pas envie de l’accompagner au cimetière. Plus tard, il est revenu me voir pour me remercier d’avoir pris la décision à sa place. Il n’osait pas le faire. »

Avec un quota de cent heures de formation, les apprentis n’ont pas le droit à l’erreur. L’armée cible les profils qui assimilent et progressent vite face aux risques, comme celui de la collision. Jacques Gaillard se souvient : « Une fois, un avion s’approchait dangereusement du mien. Je croyais qu’il me voyait, mais non. C’est passé 5 mètres plus bas. Un jeune pilote apprendra qu’il ne faut jamais quitter des yeux un avion qui s’approche. »

« Si, pendant l’entretien, tu dis que larguer des bombes n’est pas trop ton truc, tu es directement recalé »

Théo, 18 ans, en pleine sélection

Evidemment, le danger ne vient pas que des acrobaties aériennes. Pilote, c’est aussi et surtout une profession d’armes. On peut tuer et être tué. « Se retrouver sur un terrain de guerre fait partie du job, avance Julien, notre apprenti pilote. Ce métier fait rêver. Mais il faut vite prendre conscience de la réalité. » Son accompagnateur, Matthieu, est du même avis : « Un jeune qui s’engage dans l’armée a le devoir de se questionner sur son rapport à la mort dès le départ. » De quoi faire reculer certains. Comme Pierre Ciccodicola, pilote dans l’aviation civile, pour qui la chasse a été un frein : « Je ne suis pas un militaire dans l’âme. Quand je lis les témoignages de ceux partis au combat en Afghanistan ou en Libye, cela me glace. Je n’ai pas ce tempérament. Je ne l’ai jamais eu. Celui d’appuyer sur un bouton sans se poser de question. »
Dès leur premier rendez-vous au Cirfa, les jeunes sont amenés à réfléchir sur la voie dangereuse qu’ils s’apprêtent à suivre. Théo a conscience qu’utiliser des armes est la finalité du métier. « On ne pilote pas pour le plaisir. Et si l’on n’a pas conscience de cela quand on arrive aux sélections du CSSA, on se fait pulvériser sur place. » Là-bas, un psychologue vérifie la capacité de discernement des apprentis.
« Avez-vous compris dans quoi vous vous engagez ? », « Qu’est-ce que signifie délivrer de l’armement ? »… Voici des exemples de questions auxquelles Théo a su répondre. Pas d’autres. « Si, pendant cet entretien, tu dis que larguer des bombes n’est pas trop ton truc, tu es directement recalé. »

Au Cirfa de Tours, le capitaine Florence s’attache à cerner les profils adéquats : « Le but de ce métier n’est pas seulement de piloter. De cela, certains ne sont pas conscient. Une fois, j’ai même appris à un jeune, pourtant passionné par le pilotage, qu’il pourrait être amené à transporter un armement nucléaire. Je crois que ça l’a découragé et je ne l’ai plus jamais revu. (rires) » Théo ajoute : « La peur de tuer ? Non. De l’appréhension, oui. Il faut l’avoir en tête sans que cela ne nous prenne la tête. »

Apprendre les techniques de combat et à se servir d’armes à bord de l’avion, pour tout restituer sur les zones d’intervention, c’est ce que font les élèves quand ils quittent Tours pour la base aérienne de Cazaux. « La plongée dans le grand bain », selon Jean-François Hummel. « Le tir aérien, c’est la concrétisation. Psychologiquement, il s’agit d’une marche importante. Mais elle s’inscrit dans une continuité qui fait qu’il n’y a pas de traumatisme profond. » 
La fin de la formation coïncide d’ailleurs avec le moment où, à croire Jacques Gaillard, « le pilote se sent en confiance avec les armes. Et sait gérer des crises de manière calme et réfléchie. » Des qualités nécessaires en temps de guerre.
Photo : Simon Abraham/EPJT
17 janvier 1991. Opération Tempête du désert. La coalition internationale réagit face à l’annexion du Koweit par l’Irak. L’objectif est simple : ne pas se faire repérer par les radars du camp adverse. Les pilotes français volent à basse altitude. Ils ont pour mission d’attaquer un site de fabrication de missiles chimiques irakiens. Un endroit stratégique très défendu par les troupes de Saddam Hussein. Partis en repérage, six premiers avions survolent la zone et larguent des bombes. Puis six autres les suivent.

Jean-François Hummel, alors âgé de 27 ans, est à bord d’un Jaguar. Il retrace cet épisode : « Mes coéquipiers ont dû réveiller les Irakiens car lors de notre passage, une minute plus tard, ils étaient tous en place pour nous tirer dessus. » Son avion est touché par l’un des six missiles. Une partie du réacteur est arrachée et l’un des moteurs prend feu. Le pilote échappe de peu à la mort, mais reste de marbre avec le recul : « Quand j’ai largué ma première bombe, je n’ai rien ressenti de particulier. Nous avions acquis du professionnalisme grâce à la formation et nous savions quel comportement adopter face à ce genre de situation très complexe et violente. »

20 septembre 2014. Opération Chammal. Les forces armées françaises s’engagent au sein de la coalition contre l’État islamique, dans les guerres d’Irak et de Syrie. Une intervention à laquelle le commandant Frédéric a pris part. Pilote de chasse dans l’aéronautique naval, lui aussi a frôlé la mort : « Je volais au dessus de l’océan Indien. L’air était chaud et humide. Des conditions climatiques qui réduisent la performance du moteur. Alors que j’accélérais, l’avion continuait à descendre et à se rapprocher dangereusement de l’eau. » Le pilote ne s’éjecte pas à temps. Concentré sur sa mission, il en occulte le danger. « Dans ta tête, il ne se passe rien. Tu mets les pleins gaz et tu attends. » L’appareil rate la piste d’un porte-avion, un navire de gros tonnage doté d’une plateforme et s’apparentant à une base aérienne flottante.
Résultat : l’avion plonge au fond de l’océan, à 20 mètres de profondeur et se retrouve sous le porte-avion. « Le garde-fou, c’est le catapultage, avant que l’avion ne s’écrase. Or, moi, je suis d’un naturel optimiste et j’ai tendance à y croire jusqu’à la dernière minute. Ce tempérament a bien failli me coûter la vie », juge-t-il.
Des expériences marquantes, chaque ancien pilote de chasse en a vécu. C’est devenu, avec le temps, un plaisir de les partager. Exemple parmi tant d’autres, Jacques Gaillard s’est, lui, fait foudroyer en plein vol. « J’étais en basse altitude, dans les Ardennes, quand la cabine s’est retrouvée toute noire », se rappelle-t-il. Il applique la procédure d’urgence et monte à l’altitude de sécurité.

L’horizon artificiel fonctionne encore mais tout le reste est grillé. Pas de quoi inquiéter Jacques Gaillard : « Ça va très vite. Mais on se calme, on réfléchit, on analyse. Et on prend la bonne décision. » Parmi ces péripéties, Patrice Court-Fortune ajoute une dimension. Psychologique, cette fois-ci. « Lors d’une mission en Italie, on logeait à l’hôtel. Habillés en civil le soir, on sortait pour boire un coup et manger une pizza. Alors que, le lendemain, on enfilait nos combinaisons et on se retrouvait dans un pays en guerre. Il fallait passer de l’un à l’autre. » Gérer ce rapport à la mort et au danger n’est pas chose aisée. Si lui arrive à faire la part des choses, d’autres, eux, noient le problème dans l’alcool.

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Pour la sociologue Céline Bryon-Portet, l’alcoolisme est bien un autre risque du métier. « Les pilotes de chasse flirtent constamment avec la mort. Cela entraîne un sentiment paradoxal de peur et d’adrénaline », éclaire-t-elle. Ce fléau, l’ex-femme d’un pilote de chasse l’a côtoyé : « Vous savez, j’ai été mariée à un homme qui buvait beaucoup. C’est un sujet tabou, mais les pilotes consomment. C’est un moyen pour eux de créer une convivialité et d’exorciser leur rapport à la mort. »

Avant de poursuivre : « Lors d’une mission, mon ex-mari a failli y rester. À sa sortie de l’avion, il s’est promis une chose : profiter de la vie. “Carpe diem”, comme on dit. Une expression qui, pour lui, a signifié faire la fête jusqu’à très tard… Même s’il fallait reprendre l’avion dès le lendemain à 8 heures. » Passer à deux doigts de la mort. En réchapper. Puis oublier. Pour mieux recommencer. Un cercle vicieux qui, petit à petit, forge un mental d’acier.

Photo : Simon Abraham/EPJT
Développer des nerfs solides, les élèves pilotes s’y attellent au quotidien. Le stress ne tarde pas à se faire ressentir, dès le point sur la météo du jour. Il est 8 heures du matin, en ce mardi d’hiver. Le soleil est encore couché. Un léger brouillard couvre la piste 20 de l’aéroport de Tours. Au bout, un grand bâtiment, celui de l’EAC.

Dans la pièce principale, les apprentis pilotes et leurs moniteurs se réunissent, comme à leur habitude. Tout commence avec la couverture nuageuse du jour. En anglais, bien sûr. « Good conditions expected today, but cirrus are coming » (De bonnes conditions sont attendues aujourd’hui, mais des cirrus arrivent), détaille un instructeur. « C’est sûr que c’est un peu un vocabulaire barbare quand on vient de l’extérieur », reconnaît Julien, entre deux informations.

Lors du briefing, chaque matin à 8 h 15 à l’EAC de Tours, les apprentis pilotes reçoivent les instructions et les données du jour, incluant la météo. Photo : Simon Abraham/EPJT
Puis c’est au tour de la traditionnelle question du jour. Elle est posée chaque matin à la fin du briefing météo par un moniteur à un élève, choisi au hasard. Cette fois, Jules est tiré au sort. Il doit réciter les procédures d’urgence en cas d’une double extinction du moteur à basse altitude. Le jeune homme s’en sort bien. Il est soulagé. Car beaucoup craignent cette interrogation. « C’est un moment angoissant. Il en va de ta crédibilité auprès des autres, indique Julien. C’est plus qu’une simple récitation. Si ça survient réellement en vol, ça peut nous sauver la vie. »
Deux pilotes, de retour sur le tarmac, après un vol en Alphajet. Photo : Laura Cadeau/EPJT
Bref, à l’EAC, la rigueur n’a pas d’heure. Que ce soit au sol ou dans les airs, tous les instants de la journée sont susceptibles d’injecter une dose supplémentaire de pression. Julien peut le certifier. « Tous les vols sont notés, par exemple. Nous avons des jokers si nous venons à rater des missions. » Cinq, au total.

Quand le stock est épuisé, l’apprenti file en commission. « L’histoire peut très mal se terminer. » « Psychologiquement, il est difficile de faire face à la charge de travail, renchérit Matthieu, son moniteur. La formation est très exigeante. Les élèves pilotes ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Ils doivent toujours nous prouver leur valeur. C’est dur de tenir. Il faut une grande force mentale. »

En 2004, quand Matthieu était à la place de son apprenti, huit personnes composaient sa promotion. Seules trois en sont sorties pilotes. « Je dirais toutefois qu’il y a désormais moins d’échecs pendant la formation. L’écrémage se fait plus en amont. » En vol, comme au sol, il n’est pas possible de se relâcher. « Un avion pousse l’humain à bout. Nous pouvons tomber dans les pommes ou nous bloquer des cervicales tellement le corps ressent de la pression à cause de la force G », précise Jacques Gaillard.
Julien, lui, compare la maîtrise d’un Alphajet à une compétition de sport. Quand cela s’achève, il est rincé. « Nos capacités cognitives baissent avec le pilotage, alors que, en même temps, il faut anticiper les manœuvres à venir. » Avec toutes ces contraintes, il n’est pas simple de profiter du spectacle aérien. « Dans un avion, c’est 95 % de concentration, 5 % de plaisir », estime son moniteur.
Photo : Simon Abraham/EPJT
La mission de Julien touche à sa fin. Les deux Alphajet sont de retour sur le tarmac. L’apprenti pilote revient à l’escadron en compagnie de son moniteur. Il enlève son casque. En sueur, il semble épuisé, mais est souriant. Beaucoup plus qu’avant de monter à bord. Il vide une bouteille d’eau d’un coup. Puis place au débrief. Il se détend sur sa chaise. Son instructeur le félicite. « Tu dois continuer comme cela, à tout faire sans précipitation », insiste-t-il.

Julien peut souffler, seul. Le jeune homme a les traits tirés. « C’était une heure de vol très intense. Il y a beaucoup de fatigue morale. Quand on atterrit, on se dit “ouf, c’est fini”. J’étais cuit ! » Ce n’est que maintenant qu’il peut savourer et mesurer le sentiment du devoir accompli. Rares sont ces moments de recul dans la formation. Le temps d’un instant, Julien est en train de réaliser son rêve de gamin. Il sera bientôt breveté pilote de chasse. D’ici-là, il n’aura pas le droit à l’erreur. Rien ne lui sera épargné.

Simon Abraham

@simonabrm
20 ans.
En licence pro télévision à l’EPJT.
Pigiste pour TV Tours. Souhaite s’orienter dans le journalisme magazine ou de sport.

Simon Bolle

@mashabolle
20 ans.
Licence pro presse écrite et en ligne à l’EPJT
En contrat d’apprentissage à L’Équipe.

Laura Cadeau

@llaura_lc
24 ans.
En licence pro télévision à l’EPJT.
Journaliste-rédactrice en devenir, titulaire d’un master sciences politiques.