Médias indépendants au Liban : les coulisses du financement

C’est dans le sillage des mouvements sociaux au Liban que les médias indépendants ont émergé. Photo : Camélia Aidaoui/EPJT

Au Liban, la presse joue souvent le rôle de chambre d’écho pour les élites du pays. En conséquence, de nouveaux médias engagés et détachés des partis politiques ont émergé ces dernières années. Pour se financer et garder une liberté de ton, ils font appel à des bailleurs de fonds étrangers. Un « mal nécessaire » pour faire vivre le pluralisme.

Par Camélia Aidaoui 

« S’il existe une réelle liberté de ton dans les médias libanais, le marché est en réalité contrôlé par quelques individus directement affiliés à des partis ou appartenant à des dynasties locales », rapporte RSF (Reporters sans frontières). Au Liban, le consociationalisme religieux a façonné le paysage médiatique. L’immense majorité des journaux et des chaînes d’informations servent de caisse de résonance à la communication des partis politiques, construits selon la logique sectaire du pays du Cèdre.

Dans ce contexte qui pèse sur la liberté éditoriale des journalistes, des médias dits indépendants, c’est-à-dire détachés des partis politiques, ont été créés par des journalistes désireux de produire une information affranchie des impératifs partisans. Ces médias ont souvent été conçus dans le sillage des mouvements de contestation qui ont secoué le Liban ces dernières années.

C’est le cas du média Beirut Today, fondé en 2016 par Jad Chaaban, Marwan El Tibi, & Mansour Khalife. De Daraj, créé en 2016 par Hazem Al-Amin, Alia Ibrahim et Diana Moukalled et de Mégaphone créé en 2019 par Jean Kassir.

Le modèle des médias indépendant libanais

Ces médias sont calqués sur le même schéma. Ils sont consultables en ligne seulement et produisent de l’information axée sur l’analyse et l’investigation, disponible gratuitement. Comme le précise Jean Kassir, la gratuité traduit l’engagement des journalistes : « Il est impossible pour nous de concevoir faire payer l’information, celle-ci doit être en libre accès pour tous et toutes. C’est d’autant plus vrai au Liban, traversé depuis de nombreuses années par une crise économique paralysante.»

Cette nouvelle presse refuse le financement par la publicité et l’argent des partis politiques. « Notre indépendance à l’égard des partis politiques permet une critique générale du système politique et économique libanais. À l’inverse, les journalistes qui critiquent Hassan Nasrallah (ndlr : secrétaire général du parti du Hezbollah) vont être ceux qui encensent Samir Geagea (ndlr : le chef du parti des Forces libanaises), et vice versa », précise Jean Kassir.

Ils ont fait le choix de dépendre pécuniairement des dons des lecteurs et de bailleurs de fonds étrangers. Une partie de leur financement relève aussi de l’écriture éditoriale pour des ONGs ou la production de documentaires. Sur leurs sites, ces médias affichent lisiblement les noms des plus importants partenaires financiers, par souci de transparence.

Frise chronologique qui présente les médias Beirut Today, Daraj et Mégaphone, trois des médias indépendants les plus connus du Liban. Infographie : Camélia Aidaoui 

Quatre bailleurs de fonds étrangers reviennent systématiquement. CFI (Canal France International), organe de diplomatie française créé en 1989 qui dépend du ministère des Affaires étrangères et européennes et fait partie du réseau France Médias Monde, participe au financement des médias Mégaphone et Beirut Today. L’Open Society Foundation,  réseau humanitaire et d’influence privé, créé en 1979 par le milliardaire George Soros, fournit aux médias Daraj et Mégaphone une aide financière. L’IMS (International Media Support), créé en 2001 pour aider au développement des médias dans les zones dites « à risques », soutient Mégaphone et Daraj. Le FED (Fond européen pour la démocratie), organisme indépendant, créé en 2013 par l’Union européenne pour aider les initiatives citoyennes pour la démocratie, pourvoit des subventions à Mégaphone, Daraj et Beirut Today.

Cette aide pécuniaire aux médias est ponctuelle. Elle se traduit par la mise en place de projets concrets sur une période moyenne.  « Entre deux à trois ans », estime Marwan Tibi. À titre d’exemple, Beirut Today a bénéficié d’une aide financière à travers le projet Qarib, mis en place en Irak, en Palestine, en Jordanie et au Liban. Un projet encadré par CFI et financé par l’AFD (Agence française de développement pour l’étranger).

D’après Marwan Tibi : « Cet argent a permis la production de trois documentaires sur les droits de l’homme en avril 2021, ainsi que quatre documentaires sur l’environnement et deux documentaires électoraux entre janvier et juin 2022. Un studio électoral, Beirut Talks, a également été mis en place pour accueillir chaque semaine des candidats indépendants pendant les élections parlementaires de 2022 ». La création de ce studio était nourrie par la volonté de mettre en lumière les candidats qui souhaitaient s’émanciper des logiques religieuses qui dessinent les clivages politiques au Liban.

Carte interactive des principaux bailleurs de fonds qui financent les médias indépendants au Liban. Source : sites respectifs des bailleurs. Infographie : Camélia Aidaoui.

Parallèlement, le projet Quadra, « financé par l’AFD et mis en œuvre par CFI, avait pour objectif de promouvoir la cohésion sociale entre les populations syriennes et libanaises à travers la production d’articles et de vidéos entre novembre 2021 et mars 2022 », ajoute le cofondateur de Beirut Today.

Pour Mégaphone, tout a commencé grâce au soutien monétaire du Fond européen pour la démocratie. « Au début, nous filmions la répression gouvernementale de la révolution d’octobre 2019. Nous avons aussi réalisé une série de reportages où nous demandions des comptes aux responsables politiques ayant échappé à la justice concernant l’explosion du port de Beyrouth et d’autres affaires criminelles », explique Jean Kassir. En parallèle, le journal a produit un documentaire de vingt minutes sur l’effondrement économique du Liban, disponible sur YouTube, dans le cadre du projet D-Jil, financé par l’Union européenne et mis en œuvre par CFI.

Le média Daraj a bénéficié du projet Qarib et d’une aide financière de l’IMS. Grâce à cela, le journal a pu, à ses débuts, publier environ huit articles d’investigation par mois. Daraj a aussi contribué au Consortium international des journalistes dans les révélations des Paradise Papers, une enquête massive sur les activités offshore des élites économiques et politiques mondiales.

Une liberté éditoriale totale

Marwan Tibi insiste : « Les bailleurs de fonds ne doivent, en aucun cas, avoir un pouvoir décisionnel ». Cette éthique est partagée par Alia Ibrahim et Jean Kassir. Tous trois sont unanimes : l’aide financière ne doit pas dicter le choix des sujets d’investigation. Jean Kassir précise que lorsqu’un bailleur de fonds prétend pouvoir imposer une directive, les liens sont « aussitôt coupés ». Il ajoute que, jusqu’à présent, seuls les sujets en rapport avec la Palestine ont été source de contentieux avec des bailleurs de fonds, « avec qui Mégaphone ne travaille plus pour cette raison précise ». Marwan Tibi évoque un problème similaire avec la fondation Ford, qui souhaitait imposer au journal une directive éditoriale sur le parti du Hezbollah ne correspondant pas aux recherches des journalistes de Beirut Today.

« Si pour quelque raison que ce soit, nos journalistes ne se sentent pas à l’aise avec un bailleur de fond, nous arrêtons les relations avec ce dernier. »

 Alia Ibrahim

Au-delà de l’aide financière, ces bailleurs de fonds aident également les médias à pérenniser leurs activités. Sune Buch Segal, directeur du département de la communication extérieure de l’IMS, ancien anthropologue ayant étudié le journalisme libanais à la fin des années 90 à Beyrouth, s’exprime sur les missions plus générales de l’organisme : « Notre rôle est certes de trouver des fonds pour aider nos partenaires journalistes au Liban à réaliser des enquêtes et reportages. Mais notre expertise ne s’arrête pas là. Concernant Daraj, par exemple, nous aidons le média à développer son modèle économique pour que leur entreprise journalistique s’inscrive dans la durée. Une autre de nos fonctions est de protéger les journalistes sur place. Par exemple, nous leur fournissons des équipements de sécurité. L’IMS essaye également d’influencer la législation et les politiques publiques au Liban (et dans les autres pays à risques où nous intervenons) afin de créer un environnement plus sécurisé pour les journalistes ». Pour Sune Buch Segal, les journalistes, surtout dans des pays où la liberté d’expression est menacée, doivent servir de « chiens de garde » de la démocratie. C’est pourquoi l’IMS conçoit une intervention proactive de l’aide aux médias, qui dépasse le simple financement. Des engagements partagés par CFI, qui fournit également « une aide matérielle et des programmes d’éducation aux journalistes », selon Simon Mangon, chercheur en sciences politiques, ayant conduit une série d’entretiens avec des employés de CFI dans le cadre d’un article universitaire.

« Des organismes politisés »

Simon Mangon rappelle l’intérêt de ne pas dépolitiser les bailleurs de fonds : « Ces organismes ont leur propre agenda. Ils sont souvent rattachés et financés par des ambassades ou ministères de pays européens ». C’est le cas de l’IMS, financé à hauteur de 34 % par des ambassades suédoises et par le Sida (Swedish international development agency), une agence gouvernementale suédoise qui « œuvre à créer de meilleures conditions de vie pour les peuples qui vivent dans la pauvreté et l’oppression », selon le site officiel de l’agence. L’IMS reçoit également 29 % de son financement de la part d’ambassades et du ministère des Affaires étrangères danois ; 10 % de la part d’ambassades norvégiennes et de la Norad (Norwegian agency for development cooperation), placée sous les directives du ministère des Affaires étrangères norvégien. Enfin, 16 % des financements de l’IMS proviennent de l’Union européenne. Les 10 % restants sont regroupés sous l’appellation « autres donneurs ».

CFI est financé « à hauteur de 75 % » par le ministère français des Affaires étrangères et européennes, d’après le rapport d’information n° 120 (2017-2018), déposé le 29 novembre 2017 et consultable sur le site Sénat.fr. Une information corroborée par CFI sur leur site officiel. Il y est précisé que les « deux autres principales sources de financement proviennent actuellement de l’Union européenne (directement ou via Expertise France) et de l’Agence française de développement (AFD) ». Le Fed, quant à lui, est financé par l’Union européenne. Pour sa part, l’Open Society Foundation est un réseau humanitaire privé, opaque sur ses modes de financements. Leur site officiel précise que le créateur, George Soros, « y a investi plus de 32 milliards d’euros sur sa fortune personnelle, acquise sur les marchés financiers, depuis la création de la fondation en 1984 ».

« Si on prend l’exemple du CFI, c’est le ministère français des Affaires étrangères et européennes qui donne les priorités stratégiques et géographiques et les grandes directives », ajoute Simon Mangon. « Dans le même temps, l’agence garde une certaine autonomie, car les projets ne sont pas mis en place par des employés du ministère. C’est un cadre semi-autonome. »

« Une politique d’image et de rayonnement »

Si aucune directive éditoriale n’est imposée aux médias indépendants libanais qui reçoivent des subventions de l’IMS, du Fed, de l’Open Society Foundation et du CFI, ces bailleurs de fonds ne sont pas en reste.  « C’est une manière pour eux de jouer un rôle stratégique dans la région. Les pays européens et notamment la France se positionnent avec ces subventions comme des défenseurs de la liberté et de la presse à l‘échelle internationale. C’est un peu une politique d’image et de rayonnement  », explique l’intellectuel.

Une politique d’image perçue au Liban comme une ingérence étrangère par les détracteurs de Mégaphone, Beirut Today et Daraj. En témoigne un article disponible sur le site internet de la chaîne de télévision d’information Al Mayadeen, financée par le Hezbollah, au titre évocateur : « Soros: A shadow set to engulf Lebanon ». Le média critique l’influence supposée du milliardaire George Soros sur la société libanaise. Pour appuyer ses propos, Al Mayadeen reprend les analyses de l’association Observatoire du journalisme. Cette association, très critique envers les médias de gauche, a été créée en juillet 2012 par Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du Front national, et Fabrice Robert, un militant du parti Les identitaires. Dans une lettre ouverte, Daraj réfute catégoriquement les allégations selon lesquelles l’Open society foundation influencerait ses décisions éditoriales.

Selon François El Bacha, cofondateur de Libnanews, un média créé en 2006 pendant les attaques israéliennes et financé par les recettes publicitaires, ces suspicions résultent de l’ADN même du paysage médiatique libanais. « Nous ne sommes affiliés à aucun parti politique, pour autant, on essaie en permanence de nous attribuer une couleur partisane, car c’est la norme au Liban. Un jour nous sommes aounistes (ndlr : militants de l’ancien président Michel Aoun), le suivant nous sommes des partisans du Hezbollah ».

Podcast sur les médias indépendants au Liban, avec Jean Kassir et Marwan Tibi.

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Pour Daraj, Mégaphone et Beirut Today, faire appel aux bailleurs de fonds étrangers reste actuellement la « seule solution pour exister dans le champ médiatique libanais », selon Jean Kassir. Cependant, par la suite, « il faudra envisager de nouveaux moyens de financement ». Pour Alia Ibrahim, l’objectif sur le long terme serait d’être autonome financièrement.

L’aide pécuniaire des bailleurs de fonds étrangers est un « mal nécessaire », ajoute Sarah El-Richani, professeure de communications de masse à l’Université américaine du Caire qui a étudié la scène médiatique libanaise. Selon elle, Daraj, Beirut Today et Mégaphone offrent un contenu avant-gardiste au Liban, surtout en ce qui concerne « les droits des LGBT, des migrants et le progrès social ». Pour l’intellectuelle, ces médias alternatifs, un terme qu’elle préfère à « indépendants », apportent une véritable plus-value en « donnant une voix aux populations marginalisées », même si « des risques d’auto-censure dus à leur mode de financement peuvent exister ».

Alors que les journalistes de ces nouveaux médias subissent des tentatives d’intimidation et des procédures bâillons, une autre menace se profile : une loi de l’information en discussion à la Chambre des députés, qui pourrait davantage restreindre la liberté de la presse.

Le journaliste Jean Kassir explique comment les médias indépendants comme Mégaphone se financent. Réalisation : Camélia Aidaoui/EPJT

Pour aller plus loin 

Le projet Qarib sur le site de CFI.fr

Le projet Quadra sur le site de CFI.fr

Le média en ligne Mégaphone

Le média en ligne Daraj 

Le média en ligne Beirut Today 

Bibliographie complète

AIDAOUI Camélia

                                                               27 ans.                                                                                                      Journaliste en formation à l’EPJT.                                                                    Passionnée par la politique, l’histoire et le Moyen-Orient.                                                        Passée par Le Poing à Montpellier,                                                   La Nouvelle République à Tours et Le Média au Liban .