Lilibeth Duque Andres, dans son appartement à Ivry- sur-Seine. Derrière elle, les peluches qu’elle collectionne pour protéger les affaires qu’elle envoie dans des cartons aux Philippines. Elles sont ensuite offertes à des enfants. Photo : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT.
En 2020, les Philippines sont en moyenne 100 à émigrer pour 68 hommes. La majorité travaille à Paris comme domestiques, nounous ou aides à la personne. Souvent mariées et mères, elles arrivent seules en France pour subvenir aux besoins de leur famille.
Par Mourjane Raoux-Barkoudah
Justement, elle reste encore quelques mois en France pour financer la construction de sa maison de rêve, à Burgos, dans la province d’Isabela, au nord de l’archipel. « Roger veut une petite maison, mais je suis très ambitieuse », confie-t-elle avec malice. Son mari Roger est resté là-bas, après leurs vacances. La voilà donc seule de nouveau, comme à son arrivée à Paris, en 2005.
« Je savais déjà que nous n’aurions pas les moyens pour financer ses études, alors je suis partie »
Lilibeth
Pourtant, elle semble heureuse, assise sur le bord de son lit, en ce dimanche d’octobre. Elle vient de sécher ses cheveux, qu’elle attache parce que Roger les préfère comme ça. La veille, elle est sortie avec une amie à Barbès. Elle se tourne vers les trois portraits encadrés de sa fille quand elle évoque les raisons de son départ. « Vers ses 10 ans, elle m’a dit qu’elle voulait devenir médecin. Je savais déjà que nous n’aurions pas les moyens pour financer ses études, alors je suis partie. » Elle a obtenu un visa Schengen pour les Pays-Bas. En escale à l’aéroport de Paris, elle a prétexté rendre visite à sa sœur pour entrer sur le territoire français.
« C’est un scénario classique, confirme Elpidio Caymoy, le diacre de la communauté catholique philippine affiliée au diocèse de Paris. Beaucoup de Philippins se font aider par des passeurs pour leurs démarches, et trouvent ensuite du travail par le biais de l’Église ou de leurs connaissances. » En 2013, près de 79% des immigrés philippins en France étaient en situation irrégulière, selon une étude de la Commission des Philippins à l’étranger, l’agence gouvernementale philippine créée en 1980 pour superviser l’émigration.
Quand Elpidio Caymoy est arrivé en France dans les années quatre-vingt, près de 80 % de l’immigration philippine était féminine selon lui.
Grâce à la régularisation de plusieurs milliers d’étrangers en situation irrégulière sous le gouvernement de François Mitterrand, le regroupement familial a été facilité et la communauté s’est diversifiée. En 2020, elles sont en moyenne 100 à émigrer pour 68 hommes, selon la Commission des Philippins d’Outre-Mer.
Pourtant, les femmes restent des piliers financiers essentiels à leur famille. Ce sont elles aussi qui assistent en majorité aux cours de français initiés par le diacre pour sa communauté, il y a maintenant dix-sept ans.
« Ce sont toujours les femmes qui prennent les devants. Les hommes suivent… comme mon mari », plaisante Celenara Caymoy, sa femme. Elle- même lui a confié la garde de leur bébé tous les soirs pendant deux ans pour suivre des formations en comptabilité et de français proposées par la mairie.
« Domestique, c’est un métier honnête, mais très dénigré. Apprendre le français permet de s’adapter et de faire autre chose que le ménage. »
Lilibeth aussi a suivi des cours du soir organisés par une école catholique à Ségur, dans le XVᵉ arrondissement, pour attester d’un niveau A1 et obtenir sa carte de séjour.
« À côté, Roger a eu ses papiers tellement facilement grâce à moi ! » explique-t-elle, encore étonnée. Quand un agent de la préfecture

Celenara et Elpidio Caymoy à l’occasion des 30 ans de l’aumônerie catholique des Philippins à Paris, le 14 octobre 2023. Photo : Mourjane Raoux- Barkoudah/EPJT.
a assuré à Roger qu’il ne gagnait pas assez d’argent pour valider sa demande, Lilibeth a montré son propre bulletin de salaire et sa carte de résidence. « Et c’est comme ça qu’il a eu la sienne, parce qu’il est mon mari » raconte-t-elle.
En 2004, la sociologue féministe Liane Mozère voyait en l’émigration un moyen pour ces femmes éduquées, anglophones et chrétiennes « [d’]accroître leur puissance d’agir et leur autonomie ». Elpidio Caymoy raconte ainsi le parcours de Mamie Dori, qui, après être rentrée au pays après la mort de son mari, a décidé de revenir en France à l’âge de 92 ans. « Elle ne dépend pas de ses enfants mais de ses amis, ici, en France. » Loin des leurs, ces femmes recréent une famille au travers de leurs groupes de prières, qui peuvent être exclusivement féminins, ou sur leur lieu de travail lorsqu’elles gardent des enfants.
Le quotidien de Lilibeth à Paris. Carte : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT.
Selon Lucie, qui emploie une nounou philippine depuis la naissance de sa seconde fille, « les Philippines adorent les enfants, parfois presque trop ». Elle souligne son propos en racontant comment l’une d’entre elles cherchait constamment à lui prendre son bébé des bras. « Hormis ça, tout s’est toujours bien passé. Je ne me séparerais de la dernière pour rien au monde. »
Et pour cause, comme le dit Lilibeth, « nous sommes des mères-domestiques ». Pour Lucie, « c’est culturel, elles ont le cœur sur la main. » Rien à voir, selon elle, avec le fait d’avoir laissé leurs propres enfants aux Philippines.
Aujourd’hui, c’est la fille de Lilibeth qui n’en veut pas, d’enfants. Au grand dam de sa mère qui veut rentrer s’occuper d’elle. Mais elle doit encore clôturer son compte, son assurance vie et quitter tous ses emplois : la vaisselle quotidienne au cabinet d’architecte, le ménage tous les vendredis et les divers contrats à domicile.
« Elles cumulent plusieurs emplois parce que les gens n’ont pas les moyens de les prendre à temps plein, indique Lucie. C’est bien de les mettre en lumière, elles sont assez incroyables. » Ironie du sort ? Dans la ligne 7 du métro qui va chez Lilibeth, à Ivry-sur-Seine, on retrouve plusieurs affiches pour Shiva, cette agence de ménage à domicile qui a fait faire le portrait d’employés par les studios Harcourt. Avec en légende : « Je pose pour sortir mon métier des clichés. »

Axel Monnier
@AxelMonnier6
21 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT.
Passé par Paris-Normandie, France 3 Bourgogne et Ouest-France.
Passionné par la géopolitique, les pays de l’Est et l’image.
Aimerait devenir journaliste traitant de l’actualité internationale et des conflits.