Lors d’un exercice Premier secours citoyen (PCS1), les militaires du camp de Valdahon apprennent une ribambelle de techniques qui peuvent sauver des vies. Crédit : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT
Sur le camp militaire de Valdahon dans le Doubs, il est difficile pour les soldats de l’armée de terre d’imaginer la mort. Paradoxalement, le plus grand danger qui les guette semble être celui auquel ils se préparent le moins.
Par Rhaïs Koko et Mourjane Raoux-Barkoudah
Quand on demande au sous-lieutenant Guillaume s’il parle souvent de la mort, la réponse est catégorique : « Non. Ce n’est pas un sujet dont on discute entre nous. » Il est attablé à la « popote », la petite salle qui sert de foyer aux militaires de l’école de Bourges. Lui et ses 80 camarades s’apprêtent à compléter leur formation d’officier au camp militaire de Valdahon, dans le département du Doubs, en Franche-Comté. Guillaume s’est enrôlé à 17 ans. En douze années de service dans l’armée, il s’est rendu quatre fois au Mali en « opex » — les opérations extérieures de l’armée française. À chaque fois, Guillaume compte un mort de plus : « On peut en discuter entre nous une fois, mais après ça, on n’en reparle plus ».
En service depuis 10 ans, le sous-officier Monrot-Sir évoque tant bien que mal une forme de pudeur : « On vit tous la même chose, on n’a pas besoin de mettre de mots dessus ». Mais au sein de l’armée, que beaucoup considèrent comme une grande famille, le silence semble parfois imposé. À chacun, dès lors qu’il y entre, d’adopter ses mœurs, explique le lieutenant Virgile : « La mort est un sujet tabou notamment parce qu’à l’armée subsiste une culture de l’homme fort. Un homme qui se confie à un psychologue est perçu comme quelqu’un de faible. »
Au-delà de ce silence tacite, d’autres usages encouragent les soldats à se détacher de la mort et de l’acte de tuer. Réunis par groupes de huit, les militaires en formation à l’école de Bourges se sont entraînés une à deux fois sur le SITTAL, un simulateur de tir en intérieur, le temps de leur formation sur le camp de Valdahon. Sur les écrans en face d’eux, les cibles ont une forme humaine et se déplacent dans un village en forêt ou dans un environnement urbain. Le lieutenant Yann a pris le commandement de l’une de ces simulations.

Sur le camp militaire de Valdahon, les militaires s’exercent à tirer sur des silhouettes humaines. Crédit : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT
Il ne prononce jamais le mot « tuer » mais utilise des euphémismes comme « neutraliser », « détruire » et « réduire ». « On parle de danger qu’il faut mettre hors de portée de nuire », précise-t-il. Pour le lieutenant Yann, ce procédé de désensibilisation linguistique est un gage d’efficacité. Des termes précis permettent de distinguer les « effets que l’on cherche à avoir sur l’ennemi entre l’incapacité partielle ou complète ». Pour parvenir à tuer, le sous-lieutenant Pierre, engagé dans l’armée depuis 13 ans l’assure : « Il faut déshumaniser. Ce qu’on vise est un ennemi. On ne pense ni à son âge, ni à sa famille. » Il y a cependant une seule et unique règle, celle de ne jamais « tirer dans la zone létale », à savoir la tête ou le torse, afin de minimiser les risques de tuer l’ennemi et de traumatiser le soldat, précise le sous-officier Monrot-Sir.
A la popote, le sous-lieutenant Pierre Maître évoque son rapport à sa propre mort et à la souffrance de ses camarades. Crédit : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT
Mais la bonne préparation oblige, les entraînements au tir sont devenus au fil du temps de plus en plus réalistes. « Après la Première Guerre mondiale, l’armée américaine s’est rendue compte que sur le terrain, un soldat ne parvenait pas à tirer une fois sur trois, explique le lieutenant Virgile. Parce que ce n’est pas humain de tirer sur quelqu’un. Depuis, les soldats s’entraînent sur des cibles qui ressemblent à des silhouettes humaines. » Des cibles que l’on retrouve sur le camp de Valdahon.
L’objectif à long-terme : faire de l’acte de tuer un mécanisme. « Il est nécessaire que ces exercices nous deviennent instinctifs, abonde la lieutenante Zoé. Pour que s’il y ait besoin de tuer, cela se fasse sans réfléchir. » Habituée à tirer dans le civil avec son père depuis qu’elle est jeune, la vingtenaire avoue n’avoir jamais associé une arme à quelque chose de dangereux. « Mon métier consiste à défendre mon pays. Et si tuer des gens en est une conséquence, alors je le ferai », assure-t-elle.
« Je rêvais que des gens entraient chez moi pour me tuer »
Et pourtant, tous s’accordent à le dire : les entraînements au tir et les simulations de combat peuvent être les plus réalistes possibles, rien ne prépare véritablement à la mort. Formés à la maintenance et à la logistique, certains militaires en voie de devenir officiers ont néanmoins été confrontés à la mort de manière indirecte.
Enrôlé tôt dans l’armée, le sous-lieutenant Pierre a une vingtaine d’années lorsqu’il part pour sa première opération au Mali, en 2012. « Un pilote à nous est mort dans un accident d’hélicoptère. On nous a regroupés, certains pleuraient. » Jeune recrue, c’est lui qui est envoyé pour nettoyer le sang dans l’appareil. « On utilisait des lingettes bleues et les traces ne partaient pas. On sentait l’odeur du sang, c’était bizarre. Ça ne ressemble à rien qu’on connaît. »
Aujourd’hui encore, assis autour d’un café à la popote aux côtés de Guillaume et Pierrick, le sous-lieutenant Pierre ne semble pas vouloir s’attarder sur le sujet. « C’était un peu choquant », finit-il par admettre. Quelques jours plus tard, il aperçoit de loin l’aéroport de Kidal, les vitres brisées et les mares de sang. « J’étais pressé de repartir. »
Lorsqu’il évoque la mort d’un camarade quelques années plus tard — « il s’appelait Samir, c’était la première fois que quelqu’un que je connais mourrait » — Pierre paraît légèrement ébranlé. « Après ça j’appréhendais les vols en hélicoptère. Je suis peut-être passé pour le gros relou. »
« C’est triste, mais un militaire est interchangeable. »
Lieutenant Virgile G.
Pour Guillaume, ce genre de situation n’est pas une confrontation à une forme de violence, puisque les officiers chargés de la maintenance comme lui ne vont pas combattre sur le terrain. Pourtant, l’un de ses séjours au Mali lui provoque un stress post-traumatique. Une nuit, alors qu’il est installé pour quatre semaines dans le camp militaire de Gao, il est réveillé par des tirs ennemis qui se rapprochent. « Il faisait chaud, la clim ne marchait pas. On était habitués à entendre des tirs de mortiers tirés par l’armée française, mais cette fois, on commençait à se douter que c’était pour nous. »
Des années plus tard, Guillaume continue de rationaliser : « La probabilité que ça nous tombe dessus était faible. Et puis on savait qu’il n’y avait rien à faire. » Mais de retour en France, il fait des cauchemars pendant un mois. « Je rêvais que des gens entraient chez moi pour me tuer. Ma femme me réveillait parce que je bougeais dans mon sommeil. » Un traumatisme auquel le sous-lieutenant a fait face seul, malgré les aides auxquelles il aurait pu prétendre.
Crédit : Rhaïs Koko/EPJT
Car lors de la formation à Saint-Cyr, des conférences abordant le thème de la mort avec des témoignages étaient parfois programmées, certifie la lieutenante Sophie Carrier. « Un lieu où d’anciens combattants racontent leurs traumatismes ». Durant les opex, « la présence d’un référent religieux pour s’entretenir avec les militaires » rassure aussi la jeune femme. En ce qui concerne l’après-opex, Pierrick loue quant à lui les sas de décompression.
Ces moments permettent aux militaires de bénéficier d’une rupture psychologique et physique lors d’un séjour d’une durée de trois à quatre jours, avant de rentrer en France. Les prestations sont garanties par le Ministère des Armées : hébergement, alimentation, transports, pressing, et activités de relaxation, culturelles, ludiques et sportives. Un suivi est également assuré par un supérieur, à raison de deux rendez-vous en l’espace d’un mois.
Mais si de tels sas existent depuis 2009, le lieutenant Virgile donne à entendre que la considération des chefs face aux évènements dramatiques reste minime. Il déplore les remplacements trop rapides — en deux jours parfois — des personnes décédées, souvent par suicide. « C’est triste, mais un militaire est interchangeable, lâche-t-il. C’est même cruel, mais on fait don de notre corps et de notre personne pour des objectifs plus grands ». Objectifs qui ne servent pas sa propre personne, mais une fraternité inébranlable. Et « il faut l’accepter », se résigne le soldat trop souvent laissé-pour-compte.
Ceux qui ont aujourd’hui une vie de famille ont vu leur rapport à la mort évoluer davantage. Attablé au fond de la popote un après-midi ensoleillé, le lieutenant Adrien Bel avoue y accorder plus d’importance aujourd’hui que lorsqu’il était célibataire. « On sait que la mort est là mais on n’en parle pas. Et j’en ai de plus en plus peur, car je ne souhaite pas laisser ma compagne seule », insiste le jeune homme, fiancé depuis un an et demi, et bientôt père. Mais la peur elle-même, il ne la craint pas, « car c’est ce qui prévient du danger ».
Vigilance tous azimuts également du côté du lieutenant Mohamed Aly, âgé de 34 ans. Celui qui a vécu le décès de plusieurs de ses camarades remarque que « les gens pensent qu’il n’y a de morts que sur le terrain, sans savoir qu’il y aussi beaucoup de morts durant les entraînements ». Noyades, défaillances d’équipements et problèmes de simulation sont autant de causes de décès durant cette phase que l’on pense sans danger. Alors, lorsqu’il est malencontreusement blessé, le lieutenant Mohamed Aly ne prévient pas sa famille afin de la préserver.

« On sait que la mort est là mais on n’en parle pas », confie le lieutenant Adrien Bel. Crédit : Mourjane Raoux-Barkoudah/EPJT
« On a tendance à trop s’inquiéter pour rien lorsqu’on est loin », juge-t-il, obstiné, comme ses camarades, à ne pas penser à la mort, au risque de voir s’éteindre toute une unité.

Rhaïs Koko
@rhais_koko
24 ans
En master 2 à l’EPJT en spécialité presse écrite
Passionnée par les sujets socio-culturels et de société
Aimerait intégrer plus tard un quotidien de presse nationale

Mourjane Raoux-Barkoudah
@mourjanerb
23 ans
En master 2 à l’EPJT en spécialité presse écrite
En alternance à Sud Ouest Bordeaux Passionnée par les sujets environnement et société
Aimerait intégrer plus tard un quotidien de presse nationale