Il se fume, s’injecte ou se sniffe. Et procure pour quelques heures l’illusion du bonheur. En Australie, le crystal meth ravage les villes huppées, comme les villages ruraux, emportant au passage des vies de famille, des vies tout court.
Par Sophie Lamberts, à Sydney (texte et photos)
Ses ongles rongés tapotent infatigablement la table de la cuisine, là où elle a fumé quelques cristaux la veille. « Un point d’ice et tu tiens deux ou trois jours sans dormir ni manger. » Le crystal meth est trois fois et demie plus puissant que la cocaïne. Et, surtout, bon marché. « C’est plus économique d’acheter de l’ice parce que c’est plus fort », explique Stef. Un « point » de crystal meth, qui correspond à un dixième de gramme, coûte seulement 40 dollars australiens (environ 25 euros) dans certaines villes rurales, soit l’équivalent d’un demi-réservoir d’essence.
Stef a basculé « d’une vie normale, des parents aimants et un école privée » à 0,2 gramme de cristaux par jour. Tout commence en 2003, lors d’une soirée arrosée. Une pipe en verre circule de bouche en bouche. Les autres ont l’air de s’amuser, elle aspire l’épaisse fumée blanche, « pour faire comme les autres ». Elle a alors 17 ans. « Depuis, je n’ai jamais cessé de fumer. »
À 32 ans – elle en paraît dix de plus –, la jeune femme est ce qu’on appelle une toxicomane fonctionnelle. Autour d’elle, personne ne sait, ou presque. Nous respecterons donc son anonymat. Elle maintient à bout de bras l’illusion : mariée, mère de deux garçons, un emploi à plein temps dans une agence immobilière… Elle vit dans une banlieue populaire de Sydney, dans l’un de ces nombreux pavillons en briques rouges.
Cette double vie à la Dr Jekyll and Mr Hyde n’étonne pas Joshua Rosenthal, psychologue dans un centre de désintoxication bien caché, à l’Est de Sydney. « Certains addicts sont de véritables illusionnistes. Je suis absolument certain que j’ai déjà eu des clients sous l’emprise de drogues en pleine consultation sans même le remarquer, alors que c’est mon métier ! »
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Chez Stef, pas d’antécédent familial, mais l’annonce d’un cancer du sein qui l’a entraîné dans la spirale infernale de l’addiction. « L’ice m’a aidée à surmonter la chimio. On se sent invincible, surhumain, au dessus de tout, même de la maladie. » Elle évoque plus qu’elle ne raconte, gardant malgré tout une certaine pudeur. Le cancer aujourd’hui derrière elle, Stef réapprend lentement à accepter son corps.
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Stef raconte ces nuits sans fin, ces hallucinations parfois, cette confiance en soi qu’elle n’a jamais vraiment eu au lycée, ce sexe, « indescriptible ». La consommation de crystal meth est en effet associée à la multiplication de rapports sexuels et de partenaires, ainsi qu’à une augmentation des rapports sexuels non protégés. Selon une étude américaine, 81 % des consommatrices de crystal meth n’utilisent pas ou pas systématiquement de préservatif pendant l’acte ; 17 % d’entre-elles sont porteuses d’une maladie sexuellement transmissible.
« Ils bougent plus vite, parlent plus vite, leur cœur bat plus vite et ils voient et perçoivent les choses autour d’eux d’une manière totalement différente », explique Joshua Rosenthal. Dans certains cas, la crise cardiaque n’est pas loin. Un cœur sous méthamphétamine peut atteindre les 210 battements par minute, contre 60 à 80 battements par minute en moyenne.
Stef ne paraît pas vraiment croire à tous ces effets secondaires, à court ou à long terme. « C’est des conneries tout ça », lâche-t-elle en se tortillant sur la chaise en bois de la cuisine. La jeune femme a perdu 25 kilos ces dernières années, un peu à cause de la chimio, beaucoup parce qu’elle n’a tout simplement plus faim. « L’ice meth coupe drastiquement l’appétit. Cest pourquoi les pilules amaigrissantes contenaient de l’amphétamine il y a quelques décennies », explique Joshua Rosenthal.
« Faut que j’y aille », lâche Stef, en jetant un dernier coup d’œil à son Smartphone et en écourtant abruptement la conversation. Quelques semaines plus tard, elle appelle, en détresse. Pour financer son addiction, Stef avoue avoir commencé à dealer. Ses propos sont décousus, ses mots brouillons, son ton insouciant. « J’ai emménagé avec ma meilleure amie, qui m’aide à garder les enfants, après que ma relation avec mon mari ait éclaté. Il m’a accusé d’agression. C’est même allé jusqu’au tribunal. Je dois continuer à couvrir mon habitude… Alors je vends un peu, mais qu’à des amis. Et seulement de petites quantités, juste un point ou deux, peut-être trois… Je vends 50 dollars chacun. Ça nous fait vivre joliment. Ça ne me dérange pas de vendre pour donner quelques sourires. »
Le gouvernement australien ne cesse d’investir dans de nouveaux centres de réhabilitation. Une solution pour certains, mais pas tous. « Les accros, particulièrement les femmes, ont honte de leur addiction. Peu d’entre-elles décident de se faire aider, parce qu’elles ont peur du regard des autres. L’ice est une drogue qui stigmatise », explique le psychologue qui parle d’une « épidémie d’addictions » dans le pays, plutôt que d’une épidémie de méthamphétamines.
En Europe, la cocaïne du pauvre se propage lentement, mais sûrement. La grande majorité de la production provient de la République tchèque qui exporte 12 tonnes de cristaux chaque année à destination du marché européen. À sa frontière, l’Allemagne se bat à coup de contrôles routiers. Les pays nordiques voient leur consommation dangereusement augmenter. Et la France résiste, à bout de bras. –