Légende : Leslie Voltaire a rencontré Emmanuel Macron le 29 janvier 2025 à l’Élysée. La question de la dette a été évoquée. Photo : Thomas SAMSON/AFP.
A l’heure du bicentenaire de « la rançon de l’indépendance », de plus en plus d’intellectuels et de politiciens haïtiens prennent la parole pour demander une restitution des sommes payées. Mais reste à résoudre un casse-tête juridique: comment imposer des réparations à la France ?
Par Lucas Gault, Sellim Ittel El Madani et Clara Lebarbey
Une attaque sous les ovations. « N’est-il pas venu le moment de la restitution des montants consentis ? » Voilà comment Edgar Leblanc fils, chef du gouvernement provisoire d’Haïti, termine son discours à la tribune de l’assemblée générale des Nations Unies en septembre 2024, à quelques semaines de la fin de son mandat. Un discours, devenu historique, où le chef de l’Etat pointe directement la France et exige « réparations » pour permettre à son pays de « se libérer des chaînes invisibles de ce passé injuste ».
Une même revendication portée quelques mois plus tard par son successeur à la présidence d’Haïti, Leslie Voltaire. À l’occasion du 221e anniversaire de l’indépendance, ce dernier insiste : « C’est une nécessité pour que notre nation puisse retrouver la voie de la prospérité et du respect. » Et quand vient l’heure d’une rencontre avec Emmanuel Macron à l’Élysée, fin janvier 2025, le président haïtien obtient même de son homologue français la promesse d’une prochaine « déclaration au sujet de la rançon de l’indépendance ». L’occasion, peut-être, d’une « reconnaissance » par la France du crime de 1825, glisse même le président haïtien à la fin de sa visite d’État. Si un tel aveu mémoriel de Paris marquerait un sérieux pas en avant dans ses relations avec ses anciennes colonies, on reste tout de même assez loin des attentes de réparations matérielles longtemps exprimées par la classe politique haïtienne.
Mais quel montant restituer à Haïti ?
Si la dette de 1825 était de 150 millions francs-or, elle a été réduite à 90 millions en 1838. En 2003, le gouvernement haïtien estimait la dette de l’indépendance à 21,7 milliard de dollars. Les journalistes du New York Times font le même constat dans leur enquête en 2022.
Dans la préface de l’ouvrage collectif Haïti-France. Les chaînes de la dette (2021), Thomas Piketty rappelle qu’il a proposé « un point de référence simple, consistant à reverser l’équivalent de 300 % du PIB haïtien actuel, soit environ 30 milliards d’euros » dans son livre Une brève histoire de l’égalité (2021). L’économiste français précise que ce montant représente « à peine plus de 1 % de la dette publique française » en 2021.
Mais pour faire infléchir la France, les Haïtiens se sont aussi fait entendre auprès d’une vingtaine d’ONG internationales, fin avril 2024. En plein forum permanent des Nations Unies, ces dernières ont appelé à une nouvelle commission indépendante pour superviser la restitution de la dette. Un appel qui a trouvé un écho auprès du Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Volker Turk, qui s’est joint à leurs demandes d’action immédiate.
Peut-on vraiment imposer à la France une restitution des millions versés ? Si aucune instance ne le permet, le chercheur haïtien, Glodel Mezilas, spécialiste des relations internationales, en est tout de même convaincu. « L’ordonnance de 1825 a été imposée par la force avec les 14 navires de guerre du commandant Mackau », précise-t-il. Un tel « vice de consentement » devrait donc la rendre nulle au regard du droit selon lui.
Déplacer, de cette manière, le débat « du champ de la force vers le champ de la légalité et de l’éthique », est l’unique moyen, pour le géographe Jean-Marie Théodat, d’enterrer définitivement la hache de guerre entre Paris et Port-au-Prince.
Vice de consentement
D’après le dictionnaire juridique, « il ne peut y avoir d’engagement valable que si, à l’instant où il s’engage, celui qui contracte, se trouve libre de toute contrainte. La validité de toute obligation suppose d’abord que le consentement ait été donné par une personne apte à exprimer une volonté lucide. L’erreur, le dol ou la violence sont des vices du consentement. Si le consentement de l’auteur de l’engagement est jugée viciée, l’acte juridique, qu’il soit unilatéral ou synallagmatique est susceptible d’être annulé. »

Légende : Des Haïtiens soutiennent leur président déchu Jean-Bertrand Aristide et
demandent la restitution de la dette lors d’une manifestation en mars 2004.
Photo : YURI CORTEZ/AFP.
Jean-Bertrand Aristide, premier président de l’île élu démocratiquement après des décennies de dictature, portait lui-même ce projet il y a vingt ans de ça. À grands coups de publicités et de banderoles dans les rues, il exigeait la « Restitisyon » des sommes extorquées et chargeait une équipe de juristes d’initier une procédure judiciaire internationale. Un mois plus tard, le gouvernement français contribuera finalement à l’évincer du pouvoir. C’est d’ailleurs le même Aristide qui annonçait le montant exact que la France doit selon lui à Haïti : 21 685 135 571 dollars et 48 cents. Une somme colossale et extrêmement précise qui a eu le mérite d’être moquée à l’époque par nombre de diplomates français et même certains intellectuels haïtiens.
Cour internationale
de Justice
D’après l’article 36 de la charte des Nations unies, le Conseil de sécurité peut recommander des procédures lors d’un différend. Bien que de manière générale, les différends d’ordre juridique doivent être soumis par les parties à la Cour internationale de Justice.
Vingt ans plus tard, la roue a tourné. l’Université d’État d’Haïti crée, en fin d’année 2024, le Comité national haïtien des restitution et réparations (CNHRR) pour donner davantage de crédibilité à ce projet de restitution. Selon Jean-Marie Théodat, membre du comité, même si « Haïti est trop petite pour espérer l’emporter face à la France », le règlement se fera de manière bilatérale. « Il est évident que nous ne pèserons pas beaucoup dans la balance. » Il faut donc à Haïti l’appui des autres nations. La majorité des pays du Sud global sont d’ailleurs en faveur de l’île. La Communauté caribéenne (Caricom) a mis en place une Commission des réparations des Caraïbes qui travaille sur la question : « Nous ne sommes pas les seuls descendants d’esclaves. Tous demandent une reconnaissance mémorielle du tort causé aux habitants et l’exigence d’une réparation matérielle. »
Malgré tout, le comité est conscient que ce débat ne va pas se clore de sitôt. Pour le moment, aucun des deux pays ne semble prêt à se pencher véritablement sur la question. « La France n’a pas l’appui politique suffisant pour obtenir un consensus entre les différents partis politiques dans une assemblée qui est complètement émiettée. » Quant à Haïti, si la résolution de la dette permettrait de soulager les souffrances du pays, « nous savons que la priorité est la question de la sécurité ».
Actuellement, le groupe n’est qu’aux prémices de ses actions. L’équipe est mobilisée pour permettre que cela aboutisse dans 20, 30, peut-être 50 ans. « Ce n’est pas l’urgence du résultat qui compte, mais la garantie de faire triompher le droit… Et cela peut prendre beaucoup de temps », conclut le géographe.