Légende : François Hollande rate une marche au moment de monter sur la tribune installée sur le Champ de Mars à Port-au-Prince (Haïti), le 13 mai 2015. Photo : HECTOR RETAMAL/AFP
Sur fond de polémique au sujet de l’épineuse question de la double dette
de l’indépendance haïtienne, le président français d’alors,
François Hollande s’est rendu à Haïti en 2015.
Un voyage effectué dans un contexte diplomatique et historique tendu.
Par Lucas Gault, Sellim Ittel El Madani et Clara Lebarbey
L’histoire d’un raté. Le 12 mai 2015, au bout d’un voyage diplomatique chargé de symbolique dans les Caraïbes, François Hollande foule pour la première fois le sol haïtien. C’est la première visite officielle d’un dirigeant français dans cette ancienne colonie, théâtre de l’unique révolution d’esclaves de l’histoire à avoir entraîné la création d’un État indépendant. Mais cette visite historique du président Hollande tourne au fiasco.
Jusqu’à son arrivée sur la place centrale de Port-au-Prince, le président français est chahuté. Les minibus tricolores traversent une foule en rage qui appelle Paris à rendre des comptes. « L’argent oui, la morale non ! », peut-on lire sur l’une des pancartes d’un manifestant. La raison de la colère : une promesse de « réparation financière » tenue quelques jours plus tôt, mais avortée dans la foulée. Sur la place du Champ de Mars, face aux immenses statues des héros de la libération, François Hollande est tourné en ridicule. Le président français loupe une marche et tombe devant l’objectif des photographes qui le rafalent, dos courbé. Raillé par les médias haïtiens à l’époque, ce raté est à l’image de son immense bourde lancée deux jours plus tôt, à quelques kilomètres de là, en Guadeloupe.

« Dette morale ? Les sans-dents veulent aussi de l’argent. »
Le jour de l’arrivée de François Hollande en Haïti,
ce dernier est accueilli par ce message. Une caricature anonyme
qui se fait l’écho de décennies de plaintes.
Le 10 mai 2015, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, sous le soleil de plomb de Pointe-à-Pitre, le président de la République lance : « A-t-on suffisamment souligné que, quand l’abolition fut acquise, la question de l’indemnisation (des anciens propriétaires d’esclaves) prit des proportions et surtout une orientation particulièrement surprenantes ? […] Certains ont appelé cette exigence la rançon de l’indépendance ; eh bien quand je viendrai en Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons ! »
Une « dette morale bien sûr »
Cette promesse de réparation financière à l’ancienne île de Saint-Domingue sonne comme un miracle tant elle est inattendue. L’annonce est fracassante et est acclamée par tout le public venu en nombre ce jour-là pour assister à l’inauguration du Mémorial ACTe, le plus grand centre au monde de mémoire sur la traite négrière. À l’époque, l’engagement du président est si fort que certains chefs d’État africains, invités d’honneur, en versent même des larmes au pied de la tribune.
Mais le rêve de réparation s’effondre très vite. Quelques heures plus tard, l’Élysée rattrape le coup et précise que la dette dont parlait le président est en réalité une simple « dette morale bien sûr », non pas financière. Trop tard pour Haïti, le mal est fait et la déconvenue est à la hauteur de l’espoir créé. Le géographe haïtien Jean-Marie Théodat* se souvient du discours : « on ne lui reproche pas à lui, mais à la France. Quand un homme d’État parle, il le fait au nom du pays, pas au nom de sa génération, mais pour l’éternité. Le sens d’une parole politique a une dimension presque sacrée. »
Réalisé par Lucas Gault/EPJT.
Face au tollé de ce volte-face vécu comme un affront à Port-au-Prince, François Hollande tente alors de se rattraper devant le peuple haïtien. Pour s’expliquer, il emprunte maladroitement une formule d’Aimé Césaire sur « la nature irréparable du crime » de l’esclavage. Le quotidien haïtien, Le Nouvelliste, rétorque à l’époque : la dette morale c’est l’esclavage, elle est bien « irréparable », mais l’autre dette, elle, subsiste.
Une autre dette vieille d’exactement deux siècles. Au printemps 1825, le nouvel État haïtien célébrait à peine son indépendance. L’ancienne colonie française, peuplée de 500 000 esclaves à l’époque, avait réussi vingt et ans plus tôt à vaincre les troupes napoléoniennes, leur infligeant l’une des pires défaites de leur histoire**. Une victoire face à la plus grande puissance mondiale de l’époque qui n’est pas sans conséquences puisqu’au sortir de la guerre, le territoire de l’île est complètement ravagé. Paris en profite alors pour revenir à l’assaut et impose un ultimatum : en échange d’une reconnaissance officielle de l’indépendance de l’île, les anciens maîtres esclavagistes, appuyés par les troupes du roi, réclament compensation. C’est le début d’un fardeau financier qu’Haïti traînera pendant près de 125 ans sous le nom de « double dette ».
La « double dette », qu’est-ce que c’est ?
On qualifie de « double dette » l’argent versé par Haïti à la France, après la guerre d’indépendance. En 1825, Charles X réclame par ordonnance une indemnisation de 150 millions de francs-or, sous peine d’envahir l’île à nouveau. Une somme colossale puisqu’elle représente 300 % des recettes publiques annuelles d’Haïti à l’époque. La jeune république des Caraïbes est alors obligée d’emprunter. Et pas à n’importe qui ! Dès le premier versement, en 1825, Haïti est contrainte de recourir à des prêts auprès de banques françaises. En 1875, l’État haïtien contracte un prêt auprès du Crédit industriel et commercial (CIC). Haïti finit de rembourser la France en 1883, mais c’est seulement dans les années 1950 que les prêts sont remboursés aux banques françaises et américaines. Ainsi, la dette de l’indépendance et les emprunts forment la double dette.
Avant le discours de François Hollande en 2015, aucun officiel français n’avait évoqué publiquement le sujet de la double dette, encore moins pour appuyer les revendications de restitution. « Haïti est le cadet des soucis des parlementaires français aujourd’hui », précise Jean-Marie Théodat. « Ce discours a raisonné comme un mouvement de bascule de la politique de la France par rapport à Haïti. »
Malgré le revirement trompeur de l’Élysée à l’époque, l’espoir d’une restitution en faveur d’Haïti est loin d’avoir été étouffé. Aujourd’hui, l’idée a pris un vrai écho au sein de la société civile haïtienne, première témoin et victime de l’état de délabrement des institutions de l’île.
Pays le plus pauvre d’Amérique latine
Longtemps colonie la plus prolifique au monde, tirant sa prospérité du commerce du sucre et du café, Haïti est aujourd’hui le pays le plus pauvre d’Amérique latine et des Caraïbes avec un PIB par habitant de 1 693 dollars en 2023 (à peine 3 % de celui de la France). Empêtré dans le cycle infernal du surendettement, dont il paye encore le prix aujourd’hui, le pays est en proie à des crises politiques, humanitaires et sécuritaires à répétition. Près de 80 % de sa capitale est contrôlée par les gangs qui menacent même « l’effondrement complet de l’autorité de l’État », alerte l’ONU en janvier 2025.
Face au constat de la pauvreté alarmante à Haïti, la population et les leaders politiques réclament plus que jamais le remboursement de cette « rançon de l’indépendance ». Dans une caricature, publiée après le rattrapage de François Hollande sur le remboursement de la dette, un Haïtien tient une pancarte, levée face au président de la république française. Sur cette pancarte est écrit : « Les sans dents veulent aussi de l’argent. » Pour Haïti et son peuple, L’ordonnance royale de Charles X représente beaucoup plus qu’une dette morale.
* Co-auteur de Haïti-France, les chaînes de la dette, 2021.
** Bataille de Vertières en 1803. Voir la frise chronologique.