En parallèle de ses fonctions, le sous-lieutenant Alexandre réalise des photographies pour le compte de l’armée de Terre.
Malgré des droits politiques, syndicaux et associatifs limités, les militaires présents au camp du Valdahon tentent de poursuivre leurs projets personnels, entre création de clubs sportifs et implication dans la vie de leurs régiments. Des initiatives freinées par une législation floue et un rythme de vie restreignant.
Texte et Photos : Tom Demars-Granja et Maylis Ygrand
Malgré les restrictions, les militaires conservent la possibilité d’adhérer à une association.
Pratiqué sur des patins à roulettes, ce sport de contact est particulièrement lié à la sphère militante féministe. Le cas du lieutenant Léo ne peut néanmoins pas être considéré comme étant une norme. L’espace de liberté dont iel a joui dans le cadre de ses divers projets fait figure d’exception ; notamment à l’aune des restrictions imposées au corps militaire sur le plan politique. Leurs droits sont ainsi restreints par la loi du 13 juillet 1972, qui interdit aux militaires en service « d’adhérer à des groupements ou associations à caractère politique ». Formulation vague qui ne permet pas de définir précisément le « caractère politique » d’une pratique artistique, communautaire, religieuse ou sportive – ici le roller derby. « Ça peut être ambigu », confirme le sous-lieutenant Alexandre, rencontré lors d’un exercice dans un village factice, au camp du Valdahon (Doubs) – où se trouvaient aussi le lieutenant Léo et sa promotion du l’école militaire préparatoire technique de Bourges. « Je pense que tu peux être bénévole aux Restos du cœur, s’interroge-t-il. Il n’y a pas de politique, mais une notion de service. »
Cette interdiction d’adhérer à une association à « caractère politique » s’inscrit plus largement dans le devoir de réserve. Les lieutenants en formation à Bourges, mais aussi les membres d’autres régiments rencontrés dans le cadre de ce reportage à Valdahon, ne peuvent (selon le Code de la défense) faire part de leur opinion politique dans le cadre de leurs fonctions. Une règle qui « s’applique à tous les moyens d’expression ». Diplômé de droit après un passage à la faculté de Nantes et à Paris-Panthéon-Assas, le lieutenant Florent a par exemple quitté un secteur où avoir un esprit critique acéré est indispensable pour rejoindre l’armée, où le respect absolu des ordres règne en maître.
« En connaissance de cause »
Ce dernier a même réalisé, de janvier à février 2017, un stage aux côtés d’un collaborateur parlementaire ; soit une insertion professionnelle à l’Assemblée nationale lors d’une année d’élection présidentielle. « Ça bougeait bien d’un point de vue politique et institutionnel », se remémore-t-il. Le lieutenant affirme pourtant n’avoir eu aucun mal à faire la transition : « Avec le droit de réserve, on ne peut pas s’exprimer de façon aussi large que lorsque l’on est étudiant, mais ce n’est pas un manque de mon côté. » À l’inverse, il estime avoir le champ libre pour en discuter « avec certains de ses amis ou sa famille ». D’autres explique néanmoins avoir plus de mal à séparer le militaire du civil, alors que le droit de réserve ne se limite pas au temps du service. Cette réserve – durablement ancrée dans les esprits des forces armées dès l’étape de la formation – peut finir par déteindre sur leur vies personnelles. « Même le vendredi soir, à 3 heures du matin en boîte de nuit, on reste militaire, avoue par exemple le lieutenant Théo, ancien étudiant à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, aujourd’hui en formation à Bourges. On est tenu d’avoir un comportement exemplaire. »
Exercer une activité d’une autre nature (sportive, artistique, caritative) apparaît alors comme un moyen de conserver un espace de liberté… même si cette dernière est restreinte par le statut de l’armée. Né dans une « famille hyper modeste », engagé dans l’armée à 18 ans, le sous-lieutenant Alexandre s’est par exemple formé « en autodidacte » à la photographie. Il s’occupe ainsi – en parallèle de ses obligations professionnelles – des prises de vue destinées à la communication interne du ministère des Armées. C’est seulement par ce compromis qu’il peut « partager [son] aventure » avec ses proches. Car le peu de marge de manœuvre octroyé s’inscrit dans une volonté de contrôle de la moindre image vouée à être diffusée sur des canaux grands publics. En témoigne la création d’un « guide du bon usage des réseaux sociaux » par le ministère des Armées, en octobre 2021. Il y est notamment inscrite l’interdiction « d’évoquer » des missions sur ses comptes personnels, qu’elles soient « passées, en cours et surtout à venir ». Les étapes de validations sont mêmes plus strictes en opération extérieure (opex) : la moindre vidéo ou photographie doit être visionnée par l’État-major des armées (EMA) avant diffusion. « J’ai décidé de devenir militaire, j’en accepte les contraintes », explique le sous-lieutenant Alexandre. Un sentiment qui revient plus largement sur toutes les lèvres : tous affirment avoir fait ce choix « en connaissance de cause ».
Crédits : Maylis Ygrand/EPJT
Nombre de militaires ont notamment choisi le même procédé que le sous-lieutenant Alexandre : à savoir concilier leurs spécificités personnelles avec le cadre professionnel. Cofondateur (puis président) d’une association qui organisait des cours d’éloquence lors de ses études de droit, le lieutenant Florent n’a pas souhaité poursuivre son parcours associatif ; alors que son temps s’est retrouvé accaparé par son métier. Mais quand la possibilité de faire partie d’une liste pour l’élection du bureau de son régiment à l’école militaire de Bourges – l’équivalent d’un BDE dans les études supérieures – s’est présentée, ce dernier n’a pas hésité. Ressorti gagnant de l’élection, et désigné président, il explique aujourd’hui mettre à profit son expérience dans l’associatif, afin de maintenir une cohésion de groupe au sein de sa promotion : « Il faut s’exprimer clairement et convaincre, peu importe l’auditoire. »
Certains de ses camarades n’ont pas eu autant de chance. Le lieutenant Théo a par exemple dû « mettre en sommeil » sa pratique du rugby, qu’il a un temps poursuivi au sein de l’équipe de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. En cause : la peur de se blesser, des demandes physiques difficilement supportables et des périodes de temps libre de plus en plus rares. « C’est vraiment l’idée de l’engagement total de la personne », résume-t-il, ne sachant pas s’il pourra de nouveau pratiquer son sport de cœur régulièrement dans les prochaines années. Même problème pour le première classe Kassim. Originaire de Mayotte, il s’est rendu en France métropolitaine pour s’engager dans l’armée de Terre. Un choix de carrière qui l’a éloigné de ses proches, de sa ville natale… et des terrains de football. « Je jouais dans mon équipe de quartier. Une fois arrivé en France, j’ai arrêté, regrette-t-il. Dans mon régiment, il n’y a pas équipe. » Présent au camp du Valdahon, il n’attend que de pouvoir retourner à Nîmes, ville attitrée de son régiment, où lui et ses collègues ont pris l’habitude d’organiser des tournois de football officieux. Seul moyen de « décompresser d’une mission » en l’absence d’équipe officielle. Car, malgré les volontés de certains militaires, tous les régiments n’ont pas les mêmes possibilités.