Australie rurale :
L'information à l'abandonManque de confiance entre journalistes et habitants, écarts de salaires entre les régions et les grandes villes, difficultés à remplir les postes vacants et fermetures des journaux locaux,… La presse locale australienne souffre de plus en plus d’un manque de moyens et de considération qui viennent affecter, non seulement son industrie, mais également ses communautés.
Par Manon Louvet
« Nous voulons juste être représentés correctement et avoir les ressources que nous méritons. »¹ Confie un habitant du village de Cowra en Nouvelles-Galles du Sud à Ryan Dan. Ancien militaire Australien, à 36 ans, Ryan décide de se reconvertir dans le journalisme, un projet murit de longue date : « J’ai toujours voulu être journaliste, mais je suis d’abord partit dans l’armée, car je savais que cela ne durerait qu’un temps. » À l’heure de la reconversion, le jeune homme originaire de Sydney se confronte à une dure réalité : « Il est très difficile d’entrer dans la profession, même ceux qui sont très qualifiés ne peuvent généralement pas entrer sans avoir une sorte de connexion ou simplement beaucoup d’argent pour se permettre de faire des stages non rémunérés. » Explique-t-il. Pour cette raison, il décide de partir à Cowra situé à 4 heures de Sydney en direction des terres : « C’est ce que tout le monde nous dit à l’université : “si vous ne parvenez pas à trouver un emploi à Sydney, allez dans un journal régional puis revenez” », raconte Ryan Dan. Une ‘solution’ qui semble pourtant être à l’origine d’une industrie en déclin.
« Ils ne cessent de voir des journalistes venir puis repartir, les relations ne s’installent pas, c’est comme s’ils parlaient à un inconnu. »
De son côté, au large des côtes de l’Australie Méridionale, Stan Gorton est le seul journaliste présent sur Kangaroo Island. Arrivé il y a six ans, depuis, il remplit chaque semaine à lui seul les pages du Islander. Il rejoint les propos de Ryan Dan : « Avant, il existait en Australie une forte tradition consistant à avoir des journalistes et journaux locaux, mais c’est en train de disparaître. » Raconte-t-il. Après plus de 35 ans de carrière dans le journalisme local, Stan devrait bientôt prendre sa retraite. Sa direction tente alors de le remplacer, mais il semblerait difficile de trouver des personnes prêtent à s’installer sur l’île : « Je ne comprends pas pourquoi, c’est un endroit tellement agréable… », se désole M. Gorton avant d’ajouter : « Je pense que le problème, c’est qu’ils ne paient pas très bien les jeunes journalistes. »
Des écarts de salaires conséquents
En effet, les différences de salaires entre la presse locale et la presse nationale sont conséquentes. Selon le régulateur des droits de travail australien Fair Work Ombudsman, un rédacteur en chef en zone rurale peut gagner 90 000 dollars dans un rôle ‘décent’ à partir de sa 9e année en poste, là où un jeune journaliste avec seulement quelques années d’expériences pourrait négocier ce salaire très facilement s’il se situe dans une grande ville comme Sydney ou Melbourne. Selon l’étude Rescuing Regional Journalism publiée en février 2022 par l’organisation syndicale et professionnelle australienne des médias, Media, Entertainment and Arts Alliance (MEAA), seul un journaliste régional sur trois gagne entre 50 000 et 75 000 dollars australiens par an et 44% des journalistes régionaux gagnent moins de 50 000 dollars. Des salaires bien en-dessous de la moyenne salariale nationale qui s’élevait en 2023 à 98 000 dollars australiens par an selon le Bureau des Statistiques Australiens.
Pour certains, cela s’explique par un coût de vie moins cher en zone rurale, un mythe selon Dan Ryan : « Il est difficile de trouver un logement approprié, et c’est souvent plus cher, car les maisons de qualité sont souvent destinées aux familles. » En effet, dans les grandes villes australiennes, la culture des colocations est très forte et permet d’alléger les frais immobiliers qui ne cessent d’augmenter. Une alternative et tradition quasi-inexistante dans les villages excentrés poussant chacun à financer leur propre logement. Le journaliste évoque également l’importance et les frais récurrents destinés à son véhicule dû à une qualité des routes médiocres et des distances bien plus longues en zone rurale qu’en ville : « La tyrannie des énormes distances en Australie prend parfois les décisions pour nous » explique-t-il avant d’affirmer se rendre chez le garagiste près « d’une fois par mois. »
Au-delà de l’aspect financier, s’intégrer en zone rurale n’est pas chose promise. Beck Carter a quitté sa vie citadine en 2022 à la suite de la mutation de son mari à Canowindra, en Nouvelle-Galles du Sud, à plus de 300 kilomètres de Sydney. Deux ans plus tard, un sentiment de non-appartenance ne cesse de l’envahir, elle évoque « une sorte de perte d’identité. » Elle s’explique : « En région, il faut environ trois générations pour être reconnu et accepté comme membre d’une communauté. » Un point que soulève également Ryan Dan : « Vous ne serez jamais un local et il sera presque impossible de se faire des amis. Les gens sont sympas, mais il y a aussi une tyrannie de la distance émotionnelle ici. » La mère de famille balance ces propos en précisant : « Les relations se construisent différemment qu’en ville, la confiance est plus longue et difficile à obtenir, mais cela n’est pas impossible, il faut prouver que l’on a un véritable intérêt et respect pour le lieu. »
« Il y a une énorme différence entre écrire pour les régions et écrire sur les régions. »
Stan Gorton, journaliste à The Islander
Un principe qui s’applique également face au traitement de l’actualité rurale : « Il y a une énorme différence entre écrire pour les régions et écrire sur les régions », déclare Stan Gorton. Bien trop souvent, lorsqu’un journaliste venu de la ville arrive en région, les mêmes sujets sont abordés : suicide, violence domestique et criminalité. Un portrait dégradant de communautés qui se sentent abandonnées par les institutions : « On a besoin de journalistes qui se soucient plus de nous que de remporter le prix du meilleur journaliste. » Déplore Jack Williams, habitants de Wilcannia, Nouvelles-Galles du Sud, situé à 11h de Sydney. Il explique alors l’importance de « combler le fossé » entre des histoires nationales pertinentes pour les zones rurales et histoires rurales qui méritent une couverture nationale. Jack souligne notamment son souhait de voir plus d’articles concernant les problèmes d’infrastructures et notamment hospitalières : « Elles ont besoin de bien plus de soutien. Ici, si vous vous blessez gravement, l’hôpital local ne vous soignera pas. » Exprime-t-il. Il faudra alors se rendre soit en voiture à Broken Hills ou encore, pour les cas les plus graves, en avion à Canberra, Sydney ou Newcastle, des trajets de minimum 2h30 qui, à plusieurs reprises, a coûté la vie de certains : « Mais ça personne n’en parle » conclue Jack.
Une journaliste du Guardian², spécialisée en région rurale, confirme la problématique soulevée par Jack Williams et Stan Gorton. En effet, dans les petites villes, les organisations et entreprises sur lesquelles certains journalistes souhaitent écrire et enquêter sont bien souvent, les plus gros employeurs de la région. Papeteries, mines, sociétés de sylviculture, tous sont des sujets d’actualité nationale pour les questions environnementales, mais localement, ces sociétés emploient probablement la majorité des travailleurs de la ville : « Cela peut rendre les critiques difficiles et l’article impertinent pour son lectorat. » Affirme-t-elle.
Sally Young, professeure de sciences politiques à l’Université de Melbourne et auteure de Media Monsters : The Transformation of Australia’s Newspaper Empires examine dans son ouvrage les transformations de l’industrie médiatique australienne et leurs raisons. Son travail révèle notamment la présence de compagnies minières cachée derrière les propriétaires de journaux en Australie, et ce, depuis les années 1880/1890. Mme.Young prend notamment l’exemple de Perth, ville de plus de 2 millions d’habitants à l’ouest du pays, en Australie-Occidentale, où les principaux journaux sont détenus par un seul propriétaire : Kerry Stokes, également actionnaire majeur de l’industrie minière en Australie. « Tous ces journaux représentent les intérêts miniers, et ce, de manière très marquée. » Déclare la professeure.
Nouvelle édition du journal local
Alors que les habitants des zones rurales réclament une meilleure couverture de leur actualité, le nombre de journaux qui ont dû mettre la clé sous la porte ne cessent de s’accroître. Un phénomène qui inquiète Stan Gorton qui a vu deux des multiples rédactions pour lesquelles il a travaillé au cours de sa carrière fermer : « Ce serait très triste si The Islander venait à fermer, c’est une crainte que j’ai constamment. »
Certains, ont alors choisit de prendre les choses en mains. Comme à Kingaroy, à plus de 200 kilomètres de Brisbane dans le Queensland. Lorsque News Corp a choisi en 2020 d’arrêter l’édition print du South Burnett Times pour ne publier qu’en ligne, sept journalistes de la rédaction ont répondu à la nouvelle en lançant leur propre journal : le Burnett Today. « Nous avons tout de suite vu qu’il y avait une opportunité où nous pouvions réellement faire quelque chose pour notre communauté » déclarait le rédacteur en chef, Daniel Pelcl aux équipes d’ABC. Plus d’une douzaine d’histoires similaires ont vu le jour au cours de ces dernières années à travers le pays.
Selon MEAA, depuis 2022, plus de 200 titres de presse régionale et locale se sont vus disparaître. La plupart appartenaient aux groupes Nine Entertainment et News Corps qui possèdent à eux seuls plus de 80% de la presse australienne selon l’étude Who controls our media ? Exposing the impact of media concentration on our democracy, publié en 2021 par Get Up!. Les deux géants des médias australiens ne cessent de réduire de plus en plus étroitement les supports médiatiques du pays et d’affaiblir le journalisme régional. Au niveau de l’emploi, tout support confondu, selon le recensement effectué par le Bureau des Statistiques Australien en 2016, on comptait environ 14 000 journalistes en Australie, dont environ 15 % se trouvant dans les régions. D’après les données de Telum Media, au moment de cette enquête, il y avait 875 médias régionaux (TV, journaux, en ligne et radio compris) parmi les 4 693 en Australie, soit 18%. Des chiffres indiquant une population rurale (28% de la population australienne) sous-desservis en source d’informations.
L’industrie du journalisme régional et local peine alors à survivre délaissant des plus 3 millions d’Australiens à l’abandon. Conscient de ce déclin, l’Australian Broadcasting Corporation (ABC), radiodiffuseur majeur public du pays, a alors fait appel aux chercheurs de l’Université Deakin afin de trouver des solutions durables pour sauver l’information locale. L’étude démarrée en 2023 s’étalera jusqu’en 2026 et devrait aboutir sur le développement de partenariats et collaborations avec les médias régionaux du pays.
¹ Tout propos retranscrits dans cette enquête ont été traduits de l’anglais vers le français.
² Certains prénoms ont été changé pour des questions d’anonymat.
POUR ALLER PLUS LOIN…
- Les taux de récompenses aux différents prix journalistes de Fair Work démontre un écart majeur entre les travaux publiés en villes et en zones rurales.
- L’étude Who controls our media? publiée par Get Up! en 2021 afin de mieux comprendre le paysage médiatique australien.
- Le projet ABC-Deakin University pour sauver l’avenir du journalisme régional en Australie.
Manon Louvet
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT en échange à l’Université de Sydney en Australie.
Passionnée par les sujets société et l’international, elle souhaite raconter le monde et ses populations.
Passée par Le Progrès, La Presse Montréal et For Real Production à Sydney, elle sera bientôt à Bangkok pour l’AFP.
Si vous me cherchez, je suis probablement à l’autre bout du monde.