Armée et vie de famille

entre sacrifices et conciliations
Un militaire, entre deux exercices, regarde son téléphone, au sein du camp militaire de Valdahon, dans le Doubs. Photo : Inés Alma/EPJT

L’absence d’un père, d’une fille ou d’un conjoint n’est pas chose aisée à gérer au sein d’une famille. Et les officiers de l’école du Matériel de Bourges (EMB), en exercice de manœuvre au camp militaire de Valdahon (Doubs), tentent de trouver le délicat équilibre entre le travail et l’intime.

Par Inés Alma et Sarah Costes

« Ma femme a fait le choix de tout sacrifier pour moi. Elle a pu retrouver un travail, mais je suis admiratif qu’elle ait décidé de tout arrêter pour me suivre », avoue le capitaine Christopher A., les lèvres paralysées par le froid en ce mois d’hiver. Entre les multiples absences, les missions à l’étranger et les mutations, la vie de militaire impose souvent d’importants sacrifices aux proches. Du haut de son mètre 80, le père de deux garçons poursuit sans ciller à quelques mètres des bruits des fusils d’assaut lors d’un exercice de tir au camp militaire de Valdahon, dans le Doubs (Bourgogne-Franche-Comté) : « Par moments, elle me rappelle qu’elle a tout abandonné pour moi. J’en suis conscient ».  Entre six mois en Allemagne, deux périodes de        quatre mois au Mali sans permission, le lieutenant Vincent B., est lui aussi un habitué des départs longs : « Quand ma première fille est née, je suis rentré dans l’armée quinze jours après. J’ai enchaîné avec un stage d’un an où j’étais rarement à la maison ».
Comme Vincent B., 12,3 % des militaires ont été mutés avec un changement de résidence, soit près de        35 000 en 2020, selon le rapport de la mobilité des militaires de juillet 2022.  L’homme de 34 ans, bague à l’annulaire, admet que ce soit « difficile pour les enfants ». Le sous-lieutenant Christophe C., marié et père de trois enfants, le reconnaît aussi à demi-voix : même si, « avec l’âge, les enfants apprennent à vivre sans moi  », ils « [me] reprochent mon absence ».

Privilégier sa carrière 

Muni d’un cache cou kaki, d’un bonnet noir, d’une veste imperméable et d’un fusil d’assaut, la sous-lieutenant Justine L. « a fait le choix du travail ». Même si elle assure que l’armée n’est pas « incompatible avec la vie familiale », la jeune femme de 31 ans avoue s’être séparée de son compagnon lorsqu’elle est entrée dans l’armée en septembre 2022 : « Quand j’ai commencé à m’engager, j’étais en couple depuis      six ans et fiancée. J’ai arrêté ma relation parce que mon conjoint aurait été malheureux s’il avait dû me suivre. À l’inverse, je l’aurais été si je n’avais pas pu commencer ma carrière ». 

Pour autant, la plupart des militaires interrogés croient en cette vie de famille. C’est le cas de Florent O., lieutenant de 26 ans : « Ça se saurait si on ne pouvait pas être militaire et avoir une famille ! » Et de fait, selon le 15e rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM), de février 2022,         53 % des engagés vivent en couple et dont 32,3 % sont mariés (contre 66 % en 2010), 16,3 % sont pacsés et 4,3 % vivent en concubinage. L’exemple de leurs aînés, pour beaucoup mariés, permet aux jeunes lieutenants et sous-lieutenants  de l’Ecole militaire de Bourges (EMB) de se projeter dans une vie de famille possible et gérable. Pour achever cette image négative de la vie privée en garnison, la plateforme du ministère des armées sengager.Fr lui consacre un volet entier pour tenter de rassurer les frileux. Surtout qu’ils bénéficient de moyens de communications rapides et efficaces : WhatsApp, Messenger, SMS. Et même les modes de communications old school sont utilisés par les plus romantiques. « J’ai retrouvé des lettres que j’avais écrites en mission. Je n’en avais aucun souvenir puisque j’étais dans ma bulle. Aujourd’hui, on en rigole avec ma femme et mes enfants », laisse échapper avec un sourire Christophe C. Certains jeunes racontent, non sans étonnement, le temps révolu de leurs supérieurs, dont les femmes étaient suspendues au combiné téléphonique des jours durant pour grappiller la moindre nouvelle.

Mais pour garder un équilibre avec leur vie personnelle, les SMS ne suffisent pas. Les militaires sont unanimes : il est primordial de séparer le travail de l’intime. À l’abri des -6°C qui frappent l’Est de la France, dans une des pièces du bâtiment vieillissant qui accueille les officiers de l’EMB pour trois semaines, le sous-lieutenant de 43 ans aux cheveux grisonnants poursuit : « Quand je franchis la porte de la maison, je fais abstraction de ce qu’il s’est passé au travail. Et inversement, quand je passe le portail de l’institution, je mets de côté tous les problèmes familiaux pour me concentrer sur la vie militaire ». Justine L. n’est pas aussi ferme, mais a besoin d’une soirée sans évoquer ses missions à son retour chez ses parents dans les        Côtes-d’Armor (Bretagne).  
Frustration, culpabilité, fatigue, colère et dilemmes moraux concernent la majorité des officiers du camp. Le retour chez soi est une étape difficile : « Durant quatre mois, ma femme et mes enfants ont appris à vivre sans moi, donc il faut se réapproprier son environnement personnel. C’est progressif, j’appréhende toujours un peu le retour », concède le capitaine Christopher A., qui observe l’exercice de simulation à travers les nuages de fumée émanant des camions blindés.  La famille n’est pas la seule à souffrir de l’absence des militaires, les amis aussi. « L’année dernière, j’ai raté le mariage d’une amie d’enfance », regrette Justine L. Derrière elle, les éclats de rire de ses collègues font écho. De nouveaux liens se nouent et viennent pallier le manque des proches.  Les camarades « deviennent une famille », selon les termes de Vincent B. qui remet ses lunettes de vue sur le nez. Malgré les départs bouleversants, les absences douloureuses, les retours mouvementés, il n’a pas l’intention de rendre les armes : « Je me vois faire une carrière longue dans  l’armée ».