Par Zachary Manceau
Celui qui occupe un des plus hauts postes de l’entreprise qui a notamment distribué Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Toledano ou encore le film qui a officiellement représenté la France aux Oscars 2024, La Passion de Dodin Bouffant, précise pourquoi le site est le leader du secteur : « C’est un cas à part dans le monde. Ce qui est fort, c’est qu’Allociné est un des rares à avoir su opérer la transition entre l’avant numérique et le monde dans lequel on est aujourd’hui. Ils étaient là dans les années 1990, ils sont montés dans les années 2000 et sont encore là en 2024 avec un poids qui a peu ou pas changé. »
En effet, alors que les exploitants de salles (Pathé, UGC, CGR) développent peu à peu des sites et applications pour réserver des places, annoncer les films prochainement à l’affiche ou encore parfois attribuer des notes aux œuvres, Allociné reste pourtant le leader incontesté.
Selon Médiamétrie, l’entité Allociné a constitué, en mars 2024, la quarantième marque média la plus visitée en France. Le site et l’application ont comptabilisé, au cours du mois, 15 947 000 visiteurs uniques. Le numéro un du cinéma sur le web devance ainsi des médias installés comme Le Parisien (41e), Le Monde (45e) ou encore 20 minutes (47e).
Fondé en 1993 par Jean-David Blanc et Patrick Holzman, Allociné était à l’origine un service d’informations téléphoniques sur les programmes de cinéma (heures des séances, films à l’affiche). Au fil des années, il a évolué pour devenir ce que la chercheuse postdoctorante au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism), Flore di Sciullo, appelle un « site hybride » entre les modèles de la plateforme, de la base de données et du média journalistique.
Néanmoins, cette dernière dimension fait débat puisque, quand il s’agit de déterminer si Allociné est un média journalistique ou non, tous les discours se font entendre. Par exemple, le sociologue des médias Rémy Rieffel, professeur émérite à l’université Paris Panthéon, en doute : « Ce n’est pas un média au sens journalistique du terme. C’est une plateforme numérique qui parle de cinéma. Même si certains se disent journalistes, le travail qu’ils produisent est à la limite du travail journalistique. »
Une trentaine de journalistes
Un point de vue que nuance Flore di Sciullo : « Affirmer qu’Allociné n’est pas un média, c’est une manière de dire que les contenus ne sont pas de bonne qualité. Mais ce n’est pas parce que les contenus sont de mauvaise qualité que ce site n’est pas un média. »
Au-delà des paroles et des pensées diverses, les faits sont là : Allociné compte dans ses rangs des équipes de journalistes qui produisent des contenus éditoriaux. Ils sont, selon Yoann Sardet, co-rédacteur en chef du site depuis vingt-et-un ans avec Vincent Garnier, une « trentaine » dont « la moitié ou les deux tiers détiennent la carte de presse ». Preuve s’il en est qu’Allociné peut prétendre au titre de média journalistique.
Alors pourquoi autant de débats ? Pour Yoann Sardet, cet imbroglio est né car « Allociné, à la base n’est pas un média, c’est un service qui s’est ensuite développé pour devenir aussi une base de données ». Une évolution qui fait encore aujourd’hui son succès puisque « 60 % du trafic » sur le site et l’application se fait sur les pages relatives à la base de données (fiches de films, acteurs…), au serviciel (places, heures des séances, où est disponible le film) et aux bandes annonces.
Dans ce contexte-là, l’arrivée des contenus éditoriaux, au début des années 2000, est donc passée inaperçue : « C’était timide en termes d’audience et donc de ressenti. Les gens continuaient à voir Allociné comme soit la base de données, soit le site des horaires de films, soit celui des bandes annonces. » Mais il affirme que cela évolue dans la bonne direction : « La partie éditoriale commence à émerger. Aujourd’hui, je dirais que 40 % de l’audience du site vient de l’éditorial. »
« Beaucoup de gens ne savent pas ce qu’on fait »
Seulement malgré cette croissance de l’audience, le caractère médiatique d’Allociné demeure toujours flou. Un phénomène que le co-rédacteur en chef explique par un manque de communication : « On fait beaucoup de choses, mais notre gros point faible est notre capacité à communiquer sur ce qu’on fait. Il y a beaucoup de gens qui ne savent pas concrètement ce qu’on fait. »
Allociné peut légitimement être considéré comme un média journalistique. Pour autant, contrairement à Télérama, aux Cahiers du cinéma ou encore Première, le site jaune n’écrit pas de critiques. Ou plutôt, ses journalistes n’en écrivent pas dévoile Yoann Sardet : « Le cœur d’Allociné, c’est la neutralité. La première chose qu’on dit aux gens qui sont embauchés chez nous, c’est “ce n’est pas ici que vous serez critique et si c’est un truc bloquant pour vous, ne venez pas”. »
Une ligne éditoriale tranchée qui contraste avec celles des médias traditionnels. Ces derniers, fidèles à ce qu’est la presse culturelle depuis les années 1940, ont fait de la critique un pilier essentiel de leur identité. En coupant avec cette tradition, Allociné se démarque, ce qui déstabilise et alimente le débat autour de son identité.
« Ce n’est pas le même service »
Pour les revues et journaux culturels, la question d’une concurrence de la part du site jaune se pose peu : « Allociné est sans doute un concurrent d’un point de vue publicitaire mais d’un point de vue éditorial non. Ce n’est pas le même service », considère Samuel Douhaire, rédacteur en chef du service cinéma à Télérama. « Il s’agit d’abord d’un service. […] Quand ils font de l’éditorial un peu poussé, très souvent ce sont des dossiers de presse à peine amélioré… En termes d’info, on n’est pas sur le même créneau. »
Pourtant, si le site jaune est incomparable d’un point de vue éditorial aux autres médias, toujours est-il qu’il attire, tel un aimant, les internautes cherchant des informations sur le cinéma et subtilise, de fait, des visiteurs à Sens Critique, Télérama, Première ou encore Écran Large.
L’absence de critique et la volonté d’une neutralité absolue dans l’éditorial s’expliquent par le modèle économique sur lequel repose Allociné. La plateforme vit grâce à deux choses : la publicité, qui représente selon Yoann Sardet « au moins 90 % » des revenus, et les partenariats avec les sociétés de production et de distribution. Nombre des contenus agrégés sont issus de ces derniers.
Bandes annonces, synopsis, informations techniques sur les films, exclusivités,… La grande majorité des données présentes sur la plateforme, et qui en font le succès, sont le fruit de la relation entre le site et les acteurs de l’industrie. Une relation aussi importante pour le site que pour le monde du septième art, confie Aurélien Dauge : « C’est un média par lequel il est difficile de ne pas passer pour la communication d’un film. » Un paramètre dont il faut évidemment tenir compte quand il s’agit, pour l’ancien service téléphonique, de proposer du contenu éditorial. D’où le choix, d’une ligne basée sur la neutralité.
« Il n’y a pas d’angle spécifique »
Là où la culture s’adresse aux émotions et à la subjectivité, ce choix a pour conséquence d’offrir au public des publications parfois impersonnelles et assez oubliables. Pour Tomas Legon, docteur en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et co-auteur du livre Moi je lui donne 5/5 (2014, ed. Presses des mines) : « Les journalistes d’Allociné peuvent parler des films mais il n’y a pas de critique interne. Il n’y a pas d’angle spécifique au média. »
D’autant que cette neutralité est à nuancer, puisque dans le choix des œuvres traités un certain déséquilibre se fait ressentir selon Samuel Douhaire : « Il n’y a pas de jugement critique, mais s’ils étaient vraiment neutres, ils accorderaient le même espace rédactionnel à La Planète des Singes comme à un petit film fantastique qui sort bientôt, La Morsure. De fait, ils font des choix. Ils mettent en avant les gros blockbusters. Ils mettent en avant les succès et assez peu le cinéma d’art et d’essai, donc de ce point de vue-là, ils ne sont pas si neutres. »
Le co-rédacteur en chef d’Allociné, lui, prétend le contraire et affirme que le modèle de fonctionnement du média n’a pas de conséquence sur le contenu que produisent les journalistes : « Cela n’a pas d’impact sur le traitement éditorial. Nous sommes neutres, donc de base on ne va pas démolir des œuvres, mais nous traitons l’actualité cinéma et streaming comme bon nous semble, peu importe les campagnes (de publicité) qui sont signées ». Il admet cependant devoir « faire des choix éditoriaux ».
Pour prendre les décisions, plusieurs facteurs entrent en jeu. La popularité d’abord : si le film traité a des chances de susciter de l’audience, il est certain qu’un travail éditorial sera effectué sur l’œuvre. Ensuite, il y a ce que Yoann Sardet appelle le « coup de cœur » qu’il illustre comme « une histoire tellement géniale que même si elle n’intéresse que 30 personnes, on va en parler ». Pour résumer : « L’objectif est de trouver le bon équilibre entre locomotive et film d’auteurs. »
Si les journalistes ne sont pas autorisés à donner leurs avis, la critique n’est pour autant pas absente d’Allociné. On la retrouve à l’intérieur des fiches de films à travers des sections critiques spectateurs et presse.
« Les notes presse d’Allociné sont absolument fondamentales pour l’industrie du cinéma »
Samuel Douhaire, rédacteur en chef cinéma à Télérama
Les commentaires de la presse sont gérés quotidiennement par les journalistes du site, dévoile Yoann Sardet, et sont pensés pour présenter l’éventail critique le plus large et pertinent possible : « On se base sur un panel presse qui comprend 55 titres et on applique le même pour tout le monde. »
Ces revues de presse, vrai travail journalistique, sont effectuées « de manière très artisanale avec une grande expertise et objectivité. Chaque critique est lue, on prend la phrase qui synthétise le plus l’esprit de la critique et qui va permettre d’éclairer les gens ».
« Pour la notation, poursuit le co-rédacteur en chef, si c’est le même barème qu’Allociné, on le reporte (5 étoiles) sinon on réadapte. Il y a une sorte de traduction qui se fait avec l’expérience. » Une transposition de la note qui se fait avec le concours de l’auteur de la critique originelle.
Samuel Douhaire de Télérama, dont certaines critiques se retrouvent sur le site jaune, appuie sur le fait que « les notes presse d’Allociné sont absolument fondamentales pour l’industrie du cinéma et pour les distributeurs en particulier ».
« Il est arrivé parfois qu’Allociné se plante en reprenant nos notes : par exemple nous avions mis 3 T et eux seulement 1 T. Le mercredi matin à 9 h j’ai un coup de fil paniqué de l’attaché de presse ou du distributeur qui dit “mais ce n’est pas possible !” Parce qu’en gros, ça fait baisser leur moyenne et c’est désastreux. Quand cela arrive, c’est vraiment la panique », glisse-t-il pour illustrer son propos.
Les journalistes du média jaune sont d’ailleurs pleinement conscients de la responsabilité qui leur incombe : « On sait que nous avons un impact énorme. Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, donc on est particulièrement vigilants sur la bonne transposition des notes. »
Si les notes de la presse sont importantes aux yeux de l’industrie, celles des amateurs le sont encore davantage. Bien que le contenu des critiques spectateurs est « relégué dans les profondeurs », comme l’énoncent dans leur livre* les chercheurs Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin et Tomas Legon, les notes moyennes qui en découlent sont, elles, bien visibles et très influentes. Présentes dès la page d’accueil, via un classement des meilleurs films, elles constituent l’un des principaux moteurs de la recommandation sur le site.
Le pouvoir d’influence de ces notes moyennes est connu des équipes du site mais aussi des internautes qui en font dans la plupart des cas un bon usage. Cependant, il n’est pas rare que certains utilisateurs malveillants voulant, selon les cas, servir une idéologie politique ou simplement par méchanceté gratuite tentent de manipuler les notes spectateurs pour les tirer vers le bas, le plus souvent, ou les doper.
Pour éviter le phénomène, le site jaune pourrait s’inspirer de Sens Critique, un de ses concurrents. Le site, qui propose comme Allociné à ses contributeurs de critiquer et noter les films, a mis au point un système qui permet d’endiguer quelque peu ces phénomènes de manipulation : « Notre moyenne de notes est algorithmique et pas arithmétique. Elle tient compte de beaucoup de facteurs dont l’historique de l’utilisateur ou sa manière de noter par exemple, indique Guillaume Boutin, président de Sens Critique, qui précise, si 50 comptes se créent et viennent tous mettre 1/10 à un film, ce sera la seule note de leur collection, donc leur action ne sera quasiment pas prise en compte dans l’algorithme. Du coup notre moyenne fonctionne très bien.»
La preuve avec le film Rodéo. Cette œuvre, qui traite de la pratique des rodéos urbains (moto), mais surtout de la condition féminine dans les quartiers difficiles, a récolté sur Allociné la note spectateur d’1,8 sur 5 tandis que sur Sens Critique, le film est évalué à 5,9 sur 10. Une différence qui s’explique par la faiblesse de la modération d’Allociné face à l’intervention d’utilisateurs malveillants.
Zachary Manceau
Effectue son Master 2 de journalisme à l’EPJT en spécialité presse écrite/web.
Passionné par la culture américaine et le sport.
A publié une enquête sur le stress post-traumatique des pompiers dans Libération.
A participé au prix L’Équipe Explore 2024.
Passé notamment par Radio Campus et La Nouvelle République, il part affiner ses compétences dans les services fact-checking de TF1 et France Info cet été.
Aimerait à terme couvrir le sport, notamment la NBA, aux États-Unis.
Pour aller plus loin
- Pour comprendre la sociologie derrière les critiques spectateurs et leur portée : le livre Moi je lui donne 5/5 de Dominique Pasquier, Valérie Beaudouin et Tomas Legon.
- Pour creuser sur le sujet des manipulations de critique, l’article écrit par Michel Bezbakh, « Face aux assauts de l’extrême droite, Allociné et le cinéma français s’organisent », paru sur Télérama le 28 novembre 2023.
- Parce que ça n’arrive pas qu’en France : l’article de Lane Brown dans le média américain Vulture paru le 6 septembre 2023, qui montre que Rotten Tomatoes, un des principaux agrégateurs de critiques aux USA, est manipulé par les sociétés de production pour gonfler les notes de certains films : « The Decomposition of Rotten Tomatoes. The most overrated metric in movies is erratic, reductive, and easily hacked — and yet has Hollywood in its grip. »
- Pour en savoir plus sur Sens Critique : l’article écrit par Julia Bonaccorsi et Valérie Croissant en 2015, »“ Votre mémoire culturelle” : entre logistique numérique de la recommandation et médiation patrimoniale. Le cas de Sens Critique ».
- La bibliographie complète à découvrir ici.