L’obéissance est un devoir qui fait partie intégrante de la culture militaire. Il s’accompagne d’un autre devoir moins connu : celui de désobéir, en cas d’ordre illégal ou dangereux. Parfois tiraillés entre les deux, les soldats prônent le dialogue avec leur hiérarchie.
Par Élias Insa et Sophie Jeanneteau
Comme les balles à blanc, les ordres fusent. « Collés au mur ! » ; « Dans le bâtiment ! » ; « Feu ! » Une vingtaine de futurs officiers de l’armée de Terre s’entraîne au combat en zone urbaine, dans ce petit village factice du camp militaire de Valdahon (Doubs). Formés par les Écoles militaires de Bourges (EMB), ils y passent le mois de janvier afin de se préparer au terrain. Tout en progressant dans la neige, au milieu des fumigènes rouges vif et entre les bâtiments abandonnés, les soldats sont sans cesse attentifs aux ordres, criés par les uns, répétés par les autres. Chef de section, chef de groupe, chef d’équipe… Les militaires, tous lieutenants, simulent différents grades.
« Chaque ordre est relayé jusqu’au niveau le plus bas », indique le Lieutenant Matthieu, 27 ans, qui joue le rôle de chef d’équipe. La hiérarchie militaire est parfaitement huilée. Les consignes émanent de nombreuses discussions entre les différents chefs, y compris les subalternes. « C’est rare qu’une prise de position soit refusée. On est formés à éviter d’envoyer les soldats au casse-pipe », évalue-t-il.
Pourtant, comme dans toute profession d’autorité, il arrive que ceux qui reçoivent les directives s’interrogent. Si un ordre est illégal, le subordonné est dans l’obligation de le refuser. Il devra ensuite fournir une justification de l’illégalité, voire de la dangerosité.
« On est comme tout le monde, on a des obligations, des devoirs. On n’est pas au-dessus des lois. On n’est pas des surhommes, confie le Sergent De Gérobot, à plusieurs kilomètres de là, lors d’une simulation de manœuvres de véhicules militaires. Si un ordre amène un danger imminent qui peut être évité, on peut le refuser sans aucune répercussion. » Pour le supérieur en revanche, dans un tel cas, les retombées sont inévitables.
« Si un ordre amène un danger imminent qui peut être évité, on peut le refuser sans aucune répercussion »
Sergent De Gérobot
Dialogue
Dans l’armée, un vieil adage a longtemps affirmé que « réfléchir, c’est commencer à désobéir ». Un militaire, ça obéit aux ordres et ne pose pas de questions. Cette époque semble révolue. Les militaires ont aussi, parfois, le devoir de désobéir.
En décembre 2005, le numéro quarante-cinq du Bulletin officiel des Armées, l’organe de publication des textes infra-réglementaires du ministère des Armées, donne à tout militaire l’ordre de désobéir si les consignes qu’il reçoit sont jugées contraires à l’éthique. Il doit alors faire aussitôt remonter les motifs de sa désobéissance vers les trois plus hauts échelons de sa hiérarchie militaire. C’est ce qu’on appelle le devoir de désobéissance.
Emmanuel Saint-Fuscien, directeur d’études à l’EHESS et spécialiste de la Première Guerre mondiale, insiste sur la distinction entre désobéissance et refus d’obéissance dans le droit militaire : « La désobéissance, c’est désobéir à un principe, à une règle. Le refus d’obéissance est une désobéissance incarnée, c’est désobéir à un officier qui donne un ordre. » Dans les faits, le devoir de désobéissance semble peu utilisé par les militaires sur le terrain, où le terme de « dialogue » lui est largement préféré.
« Il ne faut pas imaginer l’armée comme à l’époque de quatorze dix-huit, où l’on avait un ordre comme seul objectif. Maintenant, on est sur du discours, du dialogue, de l’intelligence de situation », explique le Lieutenant Théo, issu du recrutement d’officiers sur titre (OST) de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. De son côté, le chercheur Emmanuel Saint-Fuscien préfère nuancer : « Entre 1914 et 1918, il ne faut pas croire que l’on est face à une situation d’obéissance non négociée. Dans les tranchées, un officier ne peut pas donner des ordres considérés comme injustes sans mettre en péril son autorité. »
Pour le Lieutenant Théo, la solution privilégiée en cas de désaccord est toujours le dialogue : « Quand il y a un ordre, il n’y a pas toujours la vision du terrain, des actions, de ce que l’on fait. Je peux expliquer à mon capitaine qu’une action n’est pas possible et proposer des alternatives. Ce n’est pas vraiment de la désobéissance, mais plutôt un dialogue que l’on a au sein de l’armée entre la chaîne de commandement. »
« Dans les tranchées, un officier ne peut pas donner des ordres considérés comme injustes sans mettre en péril son autorité »
Emmanuel Saint-Fuscien (EHESS), spécialiste de la Première Guerre mondiale
Contester la légalité
Par ailleurs, l’exercice de l’autorité en temps de guerre et en temps de paix est à distinguer. Si cette différence s’atténue avec la professionnalisation des armées, désobéir face au combat ou dans une caserne en temps de paix ne revêt pas la même signification. Et ce, notamment en raison de l’évolution d’une guerre.
« Sous le feu de l’ennemi, dans la durée d’une guerre, les modalités d’obéissance et l’autorité se transforment. Il y a des négociations énormes qui s’opèrent », révèle Emmanuel Saint-Fuscien. Ainsi l’autorité d’un officier ukrainien n’est plus du tout la même aujourd’hui qu’en mars 2022. Elle s’est transformée avec les conditions de la guerre : nombre de morts, brutalisation des hommes, professionnalisation des actes guerriers…
La guerre d’Algérie, où plusieurs formes de désobéissance interviennent (putschs, désertions, refus d’obéissance…) marque un tournant dans le droit militaire français : les soldats peuvent contester la légalité d’un ordre, comme écrit dans le règlement de discipline générale de 1966. Le devoir à la désobéissance est ensuite affirmé par le statut général des militaires de 1972. Ce devoir est renforcé dans la loi du 24 mars 2005, un texte mobilisé dans l’affaire Firmin Mahé.
Réfléchir avant d’exécuter
Dans l’histoire militaire française, il existe des cas où le devoir de désobéissance aurait dû être exercé et ne l’a pas été. En 2005 par exemple, dans le cadre de l’opération Licorne qui a dépêché 5 200 militaires français en Côte d’Ivoire pour maintenir la paix mise en place à la suite de la crise politico-militaire dans le pays, Firmin Mahé, un coupeur de route (un bandit) présumé, a été assassiné par quatre militaires français. Déclaré mort de ses blessures, il n’en était rien. Le colonel Burgaud avait donné l’ordre de le tuer dans le véhicule français à l’adjudant-chef Raugel, qui avait exécuté la victime en l’étouffant dans un sac plastique. Burgaud et Raugel ont été suspendus de leurs fonctions et ont écopé de peines de prison avec sursis tandis que le militaire qui maintenait le corps de Mahé ainsi que celui qui conduisait ont été acquittés.
« Certains éléments font apparaître des manquements graves à la loi, aux règlements militaires et aux ordres », indiquait alors un communiqué officiel. Comme souvent dans ce genre de situation, les faits demeurent flous. Placés de manière fictive dans des situations similaires à ce cas d’école, les militaires interrogés sont plutôt réticents à l’idée de se positionner. Le Capitaine Jean-Louis est à Valdahon pour contrôler des élèves lieutenants dans le cadre de leur formation initiale. Il est de ceux qui « réfléchissent aux ordres avant de les exécuter ».
Face à ce cas, il répond : « Sur des situations comme ça je ne pourrais pas vraiment donner de jugement : je n’étais pas présent et je ne suis pas au fait des éléments ayant entraîné cette situation. Il esquive un peu la question, explique n’avoir jamais eu personnellement à faire de choix d’une telle complexité et préfère enchaîner sur l’importance de l’anticipation et de la clarté des ordres reçus : « Par exemple, on a des scénarios qui nous expliquent comment traiter les réfugiés, et la façon dont on va les traiter va nous éviter de créer des situations compliquées, ça nous protège aussi. On va les aider mais on va limiter l’implication. Ce sont des réflexes qui viennent OPEX (opérations extérieures, NDLR) après OPEX. De ce que j’en connais depuis vingt-sept ans, c’est quelque chose qui évolue et on espère être à chaque fois meilleurs après des situations compliquées. On s’en sert, on en profite et on s’étoffe. »
Il rappelle également qu’en tant que maintenanciers, les militaires de l’école du matériel ne sont pas les plus offensifs et donc peut-être pas le meilleur public pour répondre à ce sujet. De plus, les militaires sont soumis à un devoir de réserve. Celui-ci implique qu’ils fassent preuve de mesure et de discrétion lorsqu’ils commentent ou relatent un fait dont ils ont connaissance dans l’exercice de leurs fonctions. Le Capitaine Jean-Louis, de par sa réponse élusive, respecte ce devoir.
Élias Insa
@eliasinsa33800 23 ans. Journaliste en formation à l’EPJT. Passé par Rue89 Bordeaux et Sud Ouest. Passionné par les sujets internationaux, particulièrement l’actualité de la Grèce.Se destine au journalisme de presse écrite ou web. Rêve d’être correspondant à Athènes.
Sophie Jeanneteau
@Reformed_Fisso 23 ans. Étudiante en journalisme à l’EPJT. Passée par Le Type, Akki, Sud-Ouest et Charente Libre. Passionnée par la mode, le rap et l’actualité sociétale. Se destine à la presse magazine, féminine ou culturelle.