Choisir un camp : les débats politiques et d'actualité à la télévision

Capture d’écran du débat « La Grande Confrontation » organisé sur LCI le 21 mai 2024.

Buzz, polarisation et clashs : les débats télévisés sont devenus une arène d’affrontements permanents, où les échanges de fond et la nuance ont été relégués au second-plan. Le débat public est-il voué à accentuer les crispations d’une société divisée ?

Par Mathias Fleury

La polarisation politique, c’est en quelques sortes la division de l’opinion publique entre deux pôles, deux camps que quasiment rien ne rassemble. D’après un baromètre lancé par l’université Charles-III de Madrid et repris par l’Institut Montaigne, la France est le pays le plus polarisé d’Europe. Une situation notamment due à notre système politique, la Ve République, dont les spécificités sont atypiques : un président qui centralise la plupart des pouvoirs et qui impose sa personnalité lors de l’élection présidentielle, une assemblée nationale élue par un scrutin favorisant une majorité issue du camp du chef de l’Etat, une nécessité pour les partis de se démarquer et de s’opposer entre eux…

Au cours d’un entretien, Jean Garrigues, historien et spécialiste de la Ve République, explique en quelques mots cette particularité française. « La vie politique française est centrée sur l’élection présidentielle, ce qui est quasiment unique en Europe. En Italie ou en Allemagne par exemple, les présidents sont élus par les assemblées et ont un rôle en retrait, qui se veut rassembleur (…). Au cours des élections législatives, les partis défendent un programme, ils se disputent moins, car selon les résultats, ils seront amenés à former des coalitions, et donc de négocier ensemble », explique-t-il.

Talk-shows et éditorialistes : affrontements musclés et points de vue opposés

Pour illustrer cette définition, il est possible de s’appuyer sur le traitement médiatique récent de faits d’actualités à forte résonance.

Au cœur de la fabrique de l’actualité et des débats de société, les talk-show se sont imposés dans l’espace médiatique français dans les années 1980. Avec un ton plus ou moins sérieux, des éditorialistes régulièrement clivants et des débats animés. Des échanges entre plusieurs personnalités radicalement opposées y sont organisés. Pour simplifier, un débat sur les violences policières réunira généralement une personne « pro-police », qui assurera que celles-ci n’existent pas et que les policiers n’ont rien à se reprocher. Son « adversaire » représentera le point de vue contraire, qui généralisera des faits isolés à l’ensemble d’une profession et critiquera l’institution dans son ensemble.

Le talk-show français qui réuni le plus d’auditeurs et de téléspectateurs chaque jour porte bien son nom : « Les Grandes Gueules », une émission d’abord radiodiffusée sur RMC, puis diffusée dès 2016 à la télévision sur RMC Story.

Olivier Truchot est journaliste à RMC et BFMTV. Depuis 2004, il anime l’émission avec son compère Alain Marschall. « Je pense qu’on a réussi à être dans l’air du temps et à donner la parole aux Français. C’est un concept simple et fort à la fois », estimait-il dans une lors d’une nouvelle interview pour Télé Star le 13 février 2023. Sur la manière dont sont choisis les intervenants et les sujets évoqués, Olivier Truchot défend une volonté de tendre un micro à des citoyens issus de la société civile : « Notre idée, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas des professionnels des médias (…). On se laisse guider par l’actualité. Ça doit être des sujets concrets, concernants et touchants à la vie quotidienne. Et on souhaite aussi apporter un regard national, plus juste et moins réducteur, que le seul point de vue parisien », explique-t-il.

Allée Frédéric Leclerc-Imhoff, lieu de tournage des émissions de RMC et de BFMTV.

Ces chroniqueurs donnent ainsi chaque jour leur avis sur des sujets divers, régulièrement très éloignés de leur domaine d’expertise. Ainsi, le 15 novembre 2023, un débat intitulé « Proche-Orient : craignez-vous un embrasement ? » réunit Antoine Diers, consultant pour entreprises, Mourad Boudjellal, président d’un club de football et Stéphane Manigold, restaurateur. Le 15 mai dernier, ce sont l’éducateur Etienne Liebig, l’ancien policier Bruno Pomart et la professeure d’histoire-géographie Barbara Lefebvre qui sont invités à s’exprimer sur la situation en Nouvelle-Calédonie après la réforme du corps électoral.

Exemples de sondages et d’extraits repris sur les réseaux sociaux.

Les échanges entre les intervenants sont ensuite postés sur les réseaux sociaux avec des titres aguicheurs pour les fans d’affrontements musclés : « GROS CLASH entre X et Y », « ENORME EMBROUILLE entre les chroniqueurs sur le sujet X », « X CHARGE VIOLEMMENT Y »… Dans la continuité, les débats sont eux aussi exportés sur les réseaux sociaux à travers des sondages binaires, tels que « pour ou contre », « oui ou non » ou « plus ou moins ».

Cette propension à s’exprimer tout le temps, sur tous les sujets, sans réelles compétences mais avec un aplomb affirmé est résumée par Etienne Klein, philosophe des sciences et vulgarisateur scientifique, à travers le terme d’ultracrépidarianisme. Interrogé, il donne son avis sur le niveau du débat public et la responsabilité des journalistes et des éditorialistes :

Libération, Canal +, Europe 1, TMC… Jean-Michel Aphatie est justement passé par de nombreux médias pour devenir l’un des éditorialistes les plus réguliers du champ médiatique. Commentateur de la vie politique française, il avoue volontiers qu’il s’agît d’une « position confortable ».

« Le journaliste, c’est l’unique personnage qui se permet de regarder les autres faire et qui, en plus, a l’outrecuidance de juger »

Jean-Michel Aphatie, éditorialiste sur Quotidien (TMC)

Celui qui se définit comme un « wokiste de droite » assume de choisir ses éditos en fonction des sujets qui l’intéressent et le touchent particulièrement. « L’objectivité n’existe pas dans ce métier, elle reste un idéal », affirme l’éditorialiste de « Quotidien ». En quoi est-il légitime pour donner son avis chaque jour sur l’actualité depuis maintenant plusieurs décennies ? « Il faut savoir le faire, déjà ! Un édito doit être pédagogique, sensible, engagé », répond-il. Selon lui, il ne faut pas opposer le travail de journaliste et d’éditorialiste, car « il n’y a pas de projet journalistique sans éditorialiste, d’autant plus que pour faire un édito, il faut rester journaliste et apporter quelque chose de plus qu’un simple sentiment ».

Les débats politiques télévisés : s’opposer et attaquer pour exister

Les talk-shows participent donc à la répartition de l’opinion dans deux camps distincts. Les organisateurs et les participants « choisissent » les grands débats d’actualité qui régissent le champ médiatique.

Les personnalités politiques sont sommées de réagir, de prendre position en fonction des sujets mis en avant par ces émissions et les chaines d’information en continu, qui ont fait du commentaire permanent leur marque de fabrique. Ces réactions se font lors d’interviews face à un journaliste, mais aussi lors de débats, régulièrement organisés en période d’élection. Là aussi, les oppositions frontales et les outrances sont monnaie courante. Le débat d’entre deux tours organisé lors des élections présidentielles en 2017 fait office de modèle du genre. 

Provocations et opposition théâtralisée : c’est la stratégie qu’a choisi Marine Le Pen pour lancer le débat d’entre deux tours des élections présidentielles en 2017. Dès son introduction, la candidate du Rassemblement National choisit l’attaque frontale envers l’actuel président de la République. Tout au long du débat, Marine Le Pen priorise l’affrontement aux réponses de fond, choisit les offensives envers son adversaire plutôt que la mise en avant de son projet.

« Une erreur stratégique majeure », assumée par la principale intéressée dans l’émission « Une ambition intime » de M6, en novembre 2021. « Les gens attendaient que je montre qui j’étais (…). C’est douloureux. Quand vous ratez un rendez-vous aussi incontournable que celui-là avec les Français, c’est incontestablement une souffrance », déclarait-elle.

La manière dont Marine Le Pen a abordé cet échange autrefois solennel et technique est cependant représentative de la teneur des débats concernant l’actualité et les échéances démocratiques à la télévision ces dernières années. Lorsque l’on essaie de se souvenir des échanges entre les candidats de cette même élection, il paraît difficile de se remémorer leurs principales propositions et les échanges de fond qu’ils ont eu. En général, on se rappelle plutôt de cela :

Plus récemment, deux débats majeurs ont été organisés. D’abord entre les têtes de liste des élections européennes. Sur les réseaux sociaux, l’extrait partagé ne concernait toujours pas les différences de fond entre les candidats, mais un échange « amusant » entre Jordan Bardella (RN) et Léon Deffontaines (PCF), dans une sorte de remake d’OSS 117. Le premier discutait quelques jours plus tard avec Gabriel Attal sur le plateau de France 2, au cours d’un débat à la légitimité douteuse : il parait difficile de comprendre l’intérêt démocratique d’organiser, en pleine campagne des élections européennes, un échange entre Premier ministre non-candidat et la tête de liste d’un seul parti, reléguant les autres candidats au rang de simple commentateurs d’après-match. Le débat démocratique parait ainsi dévoyé, utilisé comme simple outil pour faire de l’audience. Dans la foulée, les chaînes d’information en continu se sont davantage questionnées sur le vainqueur et les petites phrases prononcées que sur les propositions concrètes des deux personnages, à quelques semaines d’une élection importante.

Une presse parallèle et des études scientifiques pour les nuancés-résistants

Plusieurs personnalités chargées d’analyser l’opinion des Français remettent cependant en cause le principe même de polarisation de la société. C’est le cas de la sociologue Laurence de Nervaux, directrice du laboratoire d’idées Destin Commun. « La France n’est pas Twitter » avance-t-elle en décembre 2023 sur le plateau de BFMTV, affirmant que les réseaux sociaux et les chaines d’info accroissent le sentiment de division. Invitée de l’émission « Débat public: l’impossible nuance ? » de C Ce Soir, elle complète ses propos en prenant appui sur les tensions au sein de Sciences Po concernant le conflit israélo-palestinien. « La France n’est pas non plus Science Po, explique-t-elle. Evidemment qu’il y a des tensions, notamment sur ce sujet (…). Pour autant, lorsqu’on analyse l’opinion de manière fine et précise, on constate que d’une part, la grande majorité des Français n’a pas pris part dans ce conflit (…). Et il y a une empathie qui est partagée entre les palestiniens et les israéliens », détaille-t-elle, chiffres à l’appui.

Journaliste respecté de la presse écrite, ancien directeur adjoint de la rédaction du Monde, Didier Pourquery avait l’habitude d’intervenir régulièrement dans des émissions télévisées. Mais en 2021, invité d’un débat d’actualité sur LCP, il prend conscience qu’il n’est pas un « bon client » pour les joutes verbales télévisées. Son ton nuancé, son envie de se questionner plutôt que d’affirmer, sa volonté de ne pas s’exprimer sur les sujets qu’il ne maîtrise pas… Ces éléments le rendent trop « emmerdant » pour le jeu médiatique, comme il l’avoue lui même dans son essai Sauvons le débat : Osons la nuance. « Je ne renonçais jamais à expliquer que la question en débat était un peu plus complexe qu’on ne le disait ; que tel sujet méritait d’être plus approfondie (…). Je n’étais pas à ma place parmi ces figthers du commentaire abrupt, ces clashers de l’opinion tranchée », écrit-il.

Il a ainsi rejoint la branche française de The Conversation, média indépendant et sans but lucratif. Sur son site, The Conversation traite différents types de sujets, mais à travers un impératif : donner la parole à des spécialistes.

« Notre boulot, c’est d’introduire les scientifiques dans le domaine journalistique. Nous avons 12 000 auteurs français, 140 000 enseignants-chercheurs dans le monde qui contribuent à notre site »

Didier Pourquery, président de The Conversation France

Les nuancés-resistants accros à la télévision peuvent quant à eux trouver refuge sur les chaines du service public. Dans le paysage audiovisuel, une partie d’entre elles s’inscrivent à contre-courant des débats polarisés et théâtralisés. A travers C Ce Soir, France 5 met justement en avant une émission de débats de fond, où l’écoute et la nuance prennent la place des clashs et des invectives. Karim Rissouli, animateur de l’émission, confiait au Monde en avril 2024 sa volonté de « parler de la société avec ceux qui a font ». L’animateur de France TV entend « recoudre plutôt que de diviser » et construire des « des ponts plutôt que des murs ».

Mathias Fleury

Mathias Fleury

@matfry83 25 ans. Journaliste Web en alternance à BFMTV, en formation à l’EPJT. Passé par Var-Matin, La Nouvelle République et DataCameroon. Passionné de sport, de politique et de géopolitique.

Bibliographie principale :

1 – Ouvrages :

  • Didier POURQUERY, Sauvons le débat – Osons la nuance, Presses de la Cité, 2021.
  • Clément VIKTOROVITCH, L’art de la rhétorique, Seuil, 2021. 
  • Samuel DESMOULINS, Éloge du clash : le livre pour dominer les débats !, Broché, 2022.
  • Christian DELPORTE, Les grands débats politiques – Ces émissions qui ont fait l’opinion, Flammarion, 2012.
  • Nathan DEVERS, Penser contre soi-même, Albin Michel, 2024.
  • Jean BIRNBAUM, Le courage de la nuance, Editions Seuil, 2021.

2 – Vidéos / émissions / documentaires / podcasts :

3 – Articles :