La notion de servir, dans lâarmĂ©e française, revĂȘt de multiples facettes. Si elle reflĂšte avant tout un engagement pour une grande cause, elle implique aussi dâaccepter dâobĂ©ir Ă des ordres. Les chefs doivent alors leur donner du sens afin de trouver un Ă©quilibre face Ă des soldats qui ne comprennent pas toujours lâintĂ©rĂȘt des ordres quâon leur donne, pour maintenir ce « puzzle » de personnalitĂ©s aussi uni que possible.
Par Mathilde Lafargue et Zachary Manceau
AprĂšs sept ans dâĂ©tudes supĂ©rieures, une formation au conservatoire de Paris en théùtre et le dĂ©but dâune carriĂšre internationale en tant que soliste en hautbois, LĂ©o dĂ©cide de sâengager dans lâorchestre de lâarmĂ©e. Un parcours qui bifurque. Et un sens retrouvĂ©. Comme lâimpression dâenfin se « reconnecter avec la population ».
Si, devenir militaire a pu surprendre sa famille au dĂ©but, ses proches comprennent vite que cet engagement nâest pas synonyme de « vendre son Ăąme ». Celle qui a voulu sortir du monde Ă©litiste de la musique classique pour se mettre « au service de l’humain » est venu·e en rĂ©alitĂ© renouer avec ses valeurs.

Sur le champ de tir, les soldats ne sont pas vraiment reconnaissables. Ils sont tous en uniforme et effectuent le mĂȘme geste avec leur HK 416 F, suivant le mĂȘme canevas pour atteindre leur cible. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT
Dans « LâarmĂ©e de terre, laboratoire du lien social », les sociologues Armel Huet et Jean-Michel Le Bot analysent le « don de soi pour servir » comme la raison fondamentale de ce mĂ©tier. Les militaires voient dans leur engagement un alignement avec ce quâils sont et sont ainsi prĂȘts Ă se dĂ©vouer pour la grande mission qui les rassemble : protĂ©ger la France.
Beaucoup de soldats sont venus dĂ©fendre « les valeurs derriĂšre le drapeau » en sâengageant, comme le sous-lieutenant Samuel. Celui-ci rappelle que « servir le drapeau, câest dĂ©fendre un mode de vie, une maniĂšre de penser et dâĂȘtre. Cela concerne toute la population et notre culture Ă©galement ».
Chez certains, la dĂ©fense de la patrie semble ancrĂ©e dans les gĂšnes. Câest le cas du sous-lieutenant Romaric formĂ© Ă lâacadĂ©mie militaire de Saint-Cyr, qui raconte : « Mon pĂšre a Ă©tĂ© militaire dans lâarmĂ©e de lâair de ses 17 Ă 59 ans. Mon grand-pĂšre a Ă©tĂ© prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale et mon arriĂšre- grand-pĂšre a combattu Ă Verdun. » Ă la suite des attentats de Charlie Hebdo, en 2015, Romaric dit quâun « sentiment patriote est nĂ© en [lui] ». Il dĂ©cide alors de suivre la tradition familiale et dâentrer dans un lycĂ©e militaire.
Le « service » s’adresse Ă plusieurs groupes d’individus Ă la fois, dans l’esprit des militaires. Infographie : Mathilde Lafargue/EPJT
Dâautres ne sont pas arrivĂ©s portĂ©s par un rĂ©el engagement patriotique mais lâont mĂ»rit au fur et Ă mesure. Le sous-lieutenant Colin, ancien handballeur de haut niveau, a Ă©tĂ© attirĂ© par son goĂ»t du sport et du collectif. « Je n’ai pas grandi dans un environnement extrĂȘmement patriote. On dĂ©couvre le patriotisme Ă travers les cours d’histoire, la gĂ©opolitique, la maniĂšre dont on se renseigne sur ce qu’il y a autour. Et petit Ă petit, on construit un sentiment de plus en plus fort d’appartenance Ă la France », tĂ©moigne-t-il.
Pour le lieutenant Charles aussi, la volontĂ© de servir a Ă©tĂ© le fruit dâun cheminement intĂ©rieur. EntrĂ© comme dĂ©veloppeur informaticien dans lâarmĂ©e en 2013, il sâest demandĂ© : « Est-ce que je suis prĂȘt Ă comprendre que ma vie et celle de mes hommes est lĂ pour servir quelque chose de plus grand que moi, câest-Ă -dire les intĂ©rĂȘts de la France, mon pays, ma famille ? »
Le « destin choisi de soldat », selon la formule du gĂ©nĂ©ral Pierre de Villiers dans son ouvrage Servir (2017), renvoie Ă cette dĂ©cision commune dâĂȘtre prĂȘt au sacrifice pour dĂ©fendre son pays. Beaucoup aiment rĂ©pĂ©ter quâils se sont engagĂ©s « en connaissance de cause ».
Quand les soldats sâexpriment. Infographie : Zachary Manceau/EPJT
Une rĂšgle morale mais aussi juridique. En effet, le fait de dĂ©sobĂ©ir Ă un ordre, chez les militaires est sĂ©vĂšrement puni : « Le fait pour tout militaire ou toute personne embarquĂ©e de refuser d’obĂ©ir, ou, hors le cas de force majeure, de ne pas exĂ©cuter l’ordre reçu est puni d’un emprisonnement de deux ans » selon lâarticle L323-6 du code de justice militaire. Si refuser dâappliquer un ordre est donc exclu, Charles qui, avant de rentrer Ă lâarmĂ©e, se formait pour ĂȘtre infirmier, apporte nĂ©anmoins une nuance Ă cette idĂ©e dâobĂ©issance unilatĂ©rale : « Par contre, on peut conseiller et aiguiller le chef », sans avoir toutefois la garantie dâĂȘtre Ă©coutĂ© puisque « le chef a le dernier mot ».
Ce qui coince parfois pour les soldats, câest de ne pas toujours comprendre pourquoi ils appliquent certains ordres, raconte le sergent-chef David : « Des fois câest un peu frustrant. On ne sait pas toujours tout. La chaĂźne haute du commandement nous redistribue des ordres mais partiels. » Mais le lieutenant Romaric, Saint-Cyrien de formation qui devrait partir trĂšs prochainement vers la Guyane, relativise de son cĂŽtĂ© : « Il y a parfois des ordres oĂč on ne comprend pas vraiment lâintĂ©rĂȘt mais on le dĂ©couvre plus tard. »




Les soldats ont besoin de sens pour exécuter des ordres et ainsi servir la France. Photos : Mathilde Lafargue/EPJT.
Pour pallier ce problĂšme, la solution est toute trouvĂ©e, tĂ©moigne le lieutenant Vincent : « Donner du sens aux ordres quâon va donner pour quâau final nos subordonnĂ©es y adhĂšrent dâautant plus. » Il dĂ©taille cette expression, « donner du sens », qui revient souvent dans la bouche des lieutenants : « Une fois que la mission est expliquĂ©e et comprise, les gens ont encore plus dâautonomie dans leur travail et forcĂ©ment, eux, ça leur donne encore plus de sens […] Câest du gagnant-gagnant ».
« Le soldat est le seul dont le contrat suppose de tuer, mais aussi de se faire tuer pour lâaccomplissement de la mission. Cette exigence est permanente et valable en tout temps et en tout lieu pour tout militaire, quel que soit son poste », Ă©crivaient, en 2008 dans la revue Inflexions, Armel Huet et Jean-Michel Le Bot. Or, pour quâun soldat soit prĂȘt Ă faire le sacrifice ultime pour le bien dâune mission, les tenants et les aboutissants de cette derniĂšre doivent nĂ©cessairement ĂȘtre bien intĂ©riorisĂ©s.
Il est donc primordial que les chefs sâobligent Ă expliquer les raisons des ordres quâils donnent. Le sous-lieutenant Colin rĂ©sume : « S‘il n’y a pas de sens pour faire ça, personne ne le fait. Notre but Ă nous, les chefs, c’est de donner du sens Ă la troupe. Et si on nây arrive pas, les soldats n’adhĂšrent pas, ça ne marche pas. L’esprit de camaraderie ne se crĂ©e pas et Ă la fin on Ă©choue sur notre mission. »

Les militaires profitent des moments aprĂšs les manĆuvres pour dĂ©briefer et se chambrer au passage. Photo : Zachary Manceau/EPJT.
Consentir Ă se mettre entre parenthĂšses sans forcĂ©ment trouver immĂ©diatement du sens pour exĂ©cuter les ordres est aussi le fruit dâune vision Ă plus long terme, chez les militaires. Chacun souhaite Ă©voluer dans le mĂ©tier, câest-Ă -dire gravir des Ă©chelons. Cela implique que chaque soldat est amenĂ© Ă se retrouver un jour avec des hommes et des femmes sous ses ordres. En visant des postes de commandements, ils sont prĂȘts Ă jouer le jeu, Ă accepter le systĂšme.
Le lieutenant Romaric a lâambition dâĂ terme commander le plus dâhommes possible. Ă 26 ans, celui qui sâest formĂ© Ă commander Ă lâacadĂ©mie militaire de Saint-Cyr pendant trois ans, sera bientĂŽt Ă un poste oĂč il devra user de son autoritĂ© face Ă des subordonnĂ©s parfois plus ĂągĂ©s. Toutefois, il explique se sentir « prĂȘt » Ă donner des ordres et, tout comme pour le fait dâobĂ©ir, en avoir pris lâhabitude.
Le lieutenant Charles traduit ainsi comme fonctionne lâinstitution : « On sâĂ©coute et on travaille ensemble. On est des collaborateurs avant tout. La hiĂ©rarchie sert juste Ă donner un cadre Ă tout ça. » Et si, pour le sergent-chef David, « chaque personne a sa façon de penser et les ordres ne sont pas toujours en adĂ©quation avec », cela ne signifie pas quâil faut dĂ©sobĂ©ir.
« On comprend mieux pourquoi on fait les choses »
En accĂ©dant Ă un niveau de responsabilitĂ© supĂ©rieur, « on comprend mieux pourquoi on fait les choses », explique le Commandant Christopher, qui supervise la division dâapplication de lâĂ©cole du MatĂ©riel de Bourges. Selon lui, cette volontĂ© de donner du sens est tout Ă fait comprise par les chefs : « On ne remet pas en question la mission qui nous est confiĂ©e mais il y a aussi ce devoir des chefs, maintenant je pense, dâexpliquer pourquoi on fait telle mission. » Un changement de pĂ©dagogie quâil attribue Ă lâarrivĂ©e des nouvelles gĂ©nĂ©rations : « Peut-ĂȘtre quâils ont un regard un peu plus critique⊠Mais câest trĂšs bien car cela nous oblige aussi Ă nous remettre en question en tant que chefs. »
Lui-mĂȘme reconnaĂźt qu’en Ă©tant commandant, il a une vision plus globale et complĂšte de la mission et comprend ainsi mieux les raisons dâĂȘtre de chaque ordre. Ă chaque Ă©chelon correspond un niveau dâinformation, qui circule vers le bas en Ă©tant filtrĂ©. Lâobjectif est de ne pas compromettre une mission en laissant fuiter des Ă©lĂ©ments sensibles. Ne pas se montrer vulnĂ©rable est une rĂšgle aussi bien applicable Ă chaque militaire quâĂ chaque mission.
Face Ă la perte de repĂšres, Ă lâĂ©loignement familial, aux dĂ©saccords avec les supĂ©rieurs, au corps mis Ă rude Ă©preuve⊠Dans la tĂȘte des soldats, les interrogations ne sont pas Ă©trangĂšres. Il arrive souvent que les soldats remettent en question leur engagement et leur volontĂ© de servir. « Quand câest vraiment difficile et Ă©prouvant, on se demande pourquoi on est venu là  », explique en riant le lieutenant Charles. Pour surmonter ces doutes, les militaires peuvent compter les uns sur les autres. Lâesprit de camaraderie et lâhumour militaire leur permet dâaller de lâavant. « Il faut arrĂȘter de se poser des questions et tout de suite en blaguer avec les copains », confie Charles. « Lorsque vous ĂȘtes dans le dur, câest justement les camarades qui sont lĂ , qui vivent la mĂȘme chose que vous qui vous aident », insiste le sous-lieutenant Samuel.

Le lieutenant Courreçay et le sous-lieutenant Samuel sont tous les deux passĂ©s par l’acadĂ©mie militaire de Saint-Cyr.
Maintenant, ils s’exerçent au combat en zone urbain au camp militaire du Valdahon, dans le Doubs. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT.
DerriĂšre les personnes qui se sont engagĂ©es pour servir, une multitude de profils. Quâils soient non-diplĂŽmĂ©s ou entrĂ©s Ă bac+5, chacun trouve sa place. Les soldats se complĂštent, en respectant la hiĂ©rarchie, pour mener Ă bien les missions. « On peut avoir nos propres convictions et des origines diffĂ©rentes mais quand on est tous en treillis, on gomme un peu tout cela », dĂ©veloppe le commandant Christopher, avant dâajouter : « Chacun apporte son expĂ©rience, son vĂ©cu, sa personnalitĂ© et ça contribue Ă la cohĂ©sion du groupe. On apprend beaucoup des autres. »
LES AUTEURS

Mathilde Lafargue
Journaliste en formation Ă l’EPJT.

Zachary Manceau
Journaliste en formation Ă l’EPJT.