Servir, entre grandeur

et quĂȘte de sens

La notion de servir, dans l’armĂ©e française, revĂȘt de multiples facettes. Si elle reflĂšte avant tout un engagement pour une grande cause, elle implique aussi d’accepter d’obĂ©ir Ă  des ordres. Les chefs doivent alors leur donner du sens afin de trouver un Ă©quilibre face Ă  des soldats qui ne comprennent pas toujours l’intĂ©rĂȘt des ordres qu’on leur donne, pour maintenir ce « puzzle » de personnalitĂ©s aussi uni que possible.

Par Mathilde Lafargue et Zachary Manceau

C’est un plaisir de m’offrir Ă  une cause beaucoup plus grande que moi dans laquelle je peux complĂštement m’effacer, estime LĂ©o *, lieutenant Ă  l’école militaire de Bourges, douze ans de service au compteur. PersonnalitĂ© haute en couleur, LĂ©o est pourtant loin de s’effacer dans l’armĂ©e. C’est dans son uniforme qu’elle semble mĂȘme le mieux s’exprimer et avancer ses rĂ©flexions. Toujours en gardant en tĂȘte cette « grande cause », comme nombre de militaires.

AprĂšs sept ans d’études supĂ©rieures, une formation au conservatoire de Paris en théùtre et le dĂ©but d’une carriĂšre internationale en tant que soliste en hautbois, LĂ©o dĂ©cide de s’engager dans l’orchestre de l’armĂ©e. Un parcours qui bifurque. Et un sens retrouvĂ©. Comme l’impression d’enfin se « reconnecter avec la population ».

Si, devenir militaire a pu surprendre sa famille au dĂ©but, ses proches comprennent vite que cet engagement n’est pas synonyme de « vendre son Ăąme ». Celle qui a voulu sortir du monde Ă©litiste de la musique classique pour se mettre « au service de l’humain » est venu·e en rĂ©alitĂ© renouer avec ses valeurs.

Sur le champ de tir, les soldats ne sont pas vraiment reconnaissables. Ils sont tous en uniforme et effectuent le mĂȘme geste avec leur HK 416 F, suivant le mĂȘme canevas pour atteindre leur cible. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT

Dans « L’armĂ©e de terre, laboratoire du lien social », les sociologues Armel Huet et Jean-Michel Le Bot analysent le « don de soi pour servir » comme la raison fondamentale de ce mĂ©tier. Les militaires voient dans leur engagement un alignement avec ce qu’ils sont et sont ainsi prĂȘts Ă  se dĂ©vouer pour la grande mission qui les rassemble : protĂ©ger la France.

Beaucoup de soldats sont venus dĂ©fendre « les valeurs derriĂšre le drapeau » en s’engageant, comme le sous-lieutenant Samuel. Celui-ci rappelle que « servir le drapeau, c’est dĂ©fendre un mode de vie, une maniĂšre de penser et d’ĂȘtre. Cela concerne toute la population et notre culture Ă©galement ».

Chez certains, la dĂ©fense de la patrie semble ancrĂ©e dans les gĂšnes. C’est le cas du sous-lieutenant Romaric formĂ© Ă  l’acadĂ©mie militaire de Saint-Cyr, qui raconte : « Mon pĂšre a Ă©tĂ© militaire dans l’armĂ©e de l’air de ses 17 Ă  59 ans. Mon grand-pĂšre a Ă©tĂ© prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale et mon arriĂšre- grand-pĂšre a combattu Ă  Verdun. » À la suite des attentats de Charlie Hebdo, en 2015, Romaric dit qu’un « sentiment patriote est nĂ© en [lui] ». Il dĂ©cide alors de suivre la tradition familiale et d’entrer dans un lycĂ©e militaire.

Le « service » s’adresse Ă  plusieurs groupes d’individus Ă  la fois, dans l’esprit des militaires. Infographie : Mathilde Lafargue/EPJT

D’autres ne sont pas arrivĂ©s portĂ©s par un rĂ©el engagement patriotique mais l’ont mĂ»rit au fur et Ă  mesure. Le sous-lieutenant Colin, ancien handballeur de haut niveau, a Ă©tĂ© attirĂ© par son goĂ»t du sport et du collectif. « Je n’ai pas grandi dans un environnement extrĂȘmement patriote. On dĂ©couvre le patriotisme Ă  travers les cours d’histoire, la gĂ©opolitique, la maniĂšre dont on se renseigne sur ce qu’il y a autour. Et petit Ă  petit, on construit un sentiment de plus en plus fort d’appartenance Ă  la France », tĂ©moigne-t-il.

Pour le lieutenant Charles aussi, la volontĂ© de servir a Ă©tĂ© le fruit d’un cheminement intĂ©rieur. EntrĂ© comme dĂ©veloppeur informaticien dans l’armĂ©e en 2013, il s’est demandĂ© : « Est-ce que je suis prĂȘt Ă  comprendre que ma vie et celle de mes hommes est lĂ  pour servir quelque chose de plus grand que moi, c’est-Ă -dire les intĂ©rĂȘts de la France, mon pays, ma famille ? »

Le « destin choisi de soldat », selon la formule du gĂ©nĂ©ral Pierre de Villiers dans son ouvrage Servir (2017), renvoie Ă  cette dĂ©cision commune d’ĂȘtre prĂȘt au sacrifice pour dĂ©fendre son pays. Beaucoup aiment rĂ©pĂ©ter qu’ils se sont engagĂ©s « en connaissance de cause ».

Quand les soldats s’expriment. Infographie : Zachary Manceau/EPJT

Si servir revĂȘt un aspect glorieux quand les militaires parlent de « grande cause », ce concept a aussi une autre facette. Servir renvoie Ă©galement Ă  la notion de servitude, d’aprĂšs l’étymologie latine. Les militaires servent donc Ă  rĂ©aliser des missions, Ă  obĂ©ir aux ordres, en bref Ă  exĂ©cuter ce qu’on leur demande de faire. Peu importe si dans leur for intĂ©rieur ils approuvent ou non. Ils n’ont pas d’autre choix que d’obĂ©ir aux ordres, comme l’explique le sergent-chef David : « Parfois, c’est difficile d’accepter certains ordres mais il faut le faire parce que c’est comme ça. C’est le mĂ©tier qui est comme ça. On a signĂ©. » Le lieutenant Charles, va mĂȘme plus loin : « On ne contredit pas les ordres de son chef. C’est une rĂšgle.» 

Une rĂšgle morale mais aussi juridique. En effet, le fait de dĂ©sobĂ©ir Ă  un ordre, chez les militaires est sĂ©vĂšrement puni : « Le fait pour tout militaire ou toute personne embarquĂ©e de refuser d’obĂ©ir, ou, hors le cas de force majeure, de ne pas exĂ©cuter l’ordre reçu est puni d’un emprisonnement de deux ans » selon l’article L323-6 du code de justice militaire. Si refuser d’appliquer un ordre est donc exclu, Charles qui, avant de rentrer Ă  l’armĂ©e, se formait pour ĂȘtre infirmier, apporte nĂ©anmoins une nuance Ă  cette idĂ©e d’obĂ©issance unilatĂ©rale : « Par contre, on peut conseiller et aiguiller le chef », sans avoir toutefois la garantie d’ĂȘtre Ă©coutĂ© puisque « le chef a le dernier mot ».

Ce qui coince parfois pour les soldats, c’est de ne pas toujours comprendre pourquoi ils appliquent certains ordres, raconte le sergent-chef David : « Des fois c’est un peu frustrant. On ne sait pas toujours tout. La chaĂźne haute du commandement nous redistribue des ordres mais partiels. » Mais le lieutenant Romaric, Saint-Cyrien de formation qui devrait partir trĂšs prochainement vers la Guyane, relativise de son cĂŽtĂ© : « Il y a parfois des ordres oĂč on ne comprend pas vraiment l’intĂ©rĂȘt mais on le dĂ©couvre plus tard. »

Les soldats ont besoin de sens pour exécuter des ordres et ainsi servir la France. Photos : Mathilde Lafargue/EPJT.

Pour pallier ce problĂšme, la solution est toute trouvĂ©e, tĂ©moigne le lieutenant Vincent : « Donner du sens aux ordres qu’on va donner pour qu’au final nos subordonnĂ©es y adhĂšrent d’autant plus. » Il dĂ©taille cette expression, « donner du sens », qui revient souvent dans la bouche des lieutenants : « Une fois que la mission est expliquĂ©e et comprise, les gens ont encore plus d’autonomie dans leur travail et forcĂ©ment, eux, ça leur donne encore plus de sens […] C’est du gagnant-gagnant ».

« Le soldat est le seul dont le contrat suppose de tuer, mais aussi de se faire tuer pour l’accomplissement de la mission. Cette exigence est permanente et valable en tout temps et en tout lieu pour tout militaire, quel que soit son poste », Ă©crivaient, en 2008 dans la revue Inflexions, Armel Huet et Jean-Michel Le Bot. Or, pour qu’un soldat soit prĂȘt Ă  faire le sacrifice ultime pour le bien d’une mission, les tenants et les aboutissants de cette derniĂšre doivent nĂ©cessairement ĂȘtre bien intĂ©riorisĂ©s.

Il est donc primordial que les chefs s’obligent Ă  expliquer les raisons des ordres qu’ils donnent. Le sous-lieutenant Colin rĂ©sume : « S‘il n’y a pas de sens pour faire ça, personne ne le fait. Notre but Ă  nous, les chefs, c’est de donner du sens Ă  la troupe. Et si on n’y arrive pas, les soldats n’adhĂšrent pas, ça ne marche pas. L’esprit de camaraderie ne se crĂ©e pas et Ă  la fin on Ă©choue sur notre mission. »

Les militaires profitent des moments aprĂšs les manƓuvres pour dĂ©briefer et se chambrer au passage. Photo : Zachary Manceau/EPJT.

Consentir Ă  se mettre entre parenthĂšses sans forcĂ©ment trouver immĂ©diatement du sens pour exĂ©cuter les ordres est aussi le fruit d’une vision Ă  plus long terme, chez les militaires. Chacun souhaite Ă©voluer dans le mĂ©tier, c’est-Ă -dire gravir des Ă©chelons. Cela implique que chaque soldat est amenĂ© Ă  se retrouver un jour avec des hommes et des femmes sous ses ordres. En visant des postes de commandements, ils sont prĂȘts Ă  jouer le jeu, Ă  accepter le systĂšme.

Le lieutenant Romaric a l’ambition d’à terme commander le plus d’hommes possible. À 26 ans, celui qui s’est formĂ© Ă  commander Ă  l’acadĂ©mie militaire de Saint-Cyr pendant trois ans, sera bientĂŽt Ă  un poste oĂč il devra user de son autoritĂ© face Ă  des subordonnĂ©s parfois plus ĂągĂ©s. Toutefois, il explique se sentir « prĂȘt » Ă  donner des ordres et, tout comme pour le fait d’obĂ©ir, en avoir pris l’habitude.

Le lieutenant Charles traduit ainsi comme fonctionne l’institution : « On s’écoute et on travaille ensemble. On est des collaborateurs avant tout. La hiĂ©rarchie sert juste Ă  donner un cadre Ă  tout ça. » Et si, pour le sergent-chef David, « chaque personne a sa façon de penser et les ordres ne sont pas toujours en adĂ©quation avec », cela ne signifie pas qu’il faut dĂ©sobĂ©ir.

« On comprend mieux pourquoi on fait les choses »

En accĂ©dant Ă  un niveau de responsabilitĂ© supĂ©rieur, « on comprend mieux pourquoi on fait les choses », explique le Commandant Christopher, qui supervise la division d’application de l’école du MatĂ©riel de Bourges. Selon lui, cette volontĂ© de donner du sens est tout Ă  fait comprise par les chefs : « On ne remet pas en question la mission qui nous est confiĂ©e mais il y a aussi ce devoir des chefs, maintenant je pense, d’expliquer pourquoi on fait telle mission. » Un changement de pĂ©dagogie qu’il attribue Ă  l’arrivĂ©e des nouvelles gĂ©nĂ©rations : « Peut-ĂȘtre qu’ils ont un regard un peu plus critique
 Mais c’est trĂšs bien car cela nous oblige aussi Ă  nous remettre en question en tant que chefs. »

Lui-mĂȘme reconnaĂźt qu’en Ă©tant commandant, il a une vision plus globale et complĂšte de la mission et comprend ainsi mieux les raisons d’ĂȘtre de chaque ordre. À chaque Ă©chelon correspond un niveau d’information, qui circule vers le bas en Ă©tant filtrĂ©. L’objectif est de ne pas compromettre une mission en laissant fuiter des Ă©lĂ©ments sensibles. Ne pas se montrer vulnĂ©rable est une rĂšgle aussi bien applicable Ă  chaque militaire qu’à chaque mission.

Face Ă  la perte de repĂšres, Ă  l’éloignement familial, aux dĂ©saccords avec les supĂ©rieurs, au corps mis Ă  rude Ă©preuve
 Dans la tĂȘte des soldats, les interrogations ne sont pas Ă©trangĂšres. Il arrive souvent que les soldats remettent en question leur engagement et leur volontĂ© de servir. « Quand c’est vraiment difficile et Ă©prouvant, on se demande pourquoi on est venu là », explique en riant le lieutenant Charles. Pour surmonter ces doutes, les militaires peuvent compter les uns sur les autres. L’esprit de camaraderie et l’humour militaire leur permet d’aller de l’avant. « Il faut arrĂȘter de se poser des questions et tout de suite en blaguer avec les copains », confie Charles. « Lorsque vous ĂȘtes dans le dur, c’est justement les camarades qui sont lĂ , qui vivent la mĂȘme chose que vous qui vous aident », insiste le sous-lieutenant Samuel.

Le lieutenant Courreçay et le sous-lieutenant Samuel sont tous les deux passĂ©s par l’acadĂ©mie militaire de Saint-Cyr.
Maintenant, ils s’exerçent au combat en zone urbain au camp militaire du Valdahon, dans le Doubs. Photo : Mathilde Lafargue/EPJT.

L’esprit de camaraderie et la confiance sont les vĂ©ritables moteurs de l’armĂ©e de terre. Ce sont des valeurs qui s’entretiennent au quotidien et qui font que les soldats existent dans leur individualitĂ©. Chacun apporte sa maniĂšre d’ĂȘtre. Vu de l’extĂ©rieur, les militaires peuvent sembler disparaĂźtre derriĂšre la figure du soldat prĂȘt Ă  obĂ©ir. Comme si porter l’uniforme induisait une uniformisation des individus. Mais les personnalitĂ©s ne s’effacent pas tant pour rentrer dans le rang. En rĂ©alitĂ©, elles ne font que s’assembler pour former un tout. Selon le lieutenant LĂ©o : « Les diffĂ©rents grades et fonctions sont dĂ©clinĂ©s pour qu’ils s’imbriquent les uns avec les autres et qu’ils forment le puzzle complet. »

DerriĂšre les personnes qui se sont engagĂ©es pour servir, une multitude de profils. Qu’ils soient non-diplĂŽmĂ©s ou entrĂ©s Ă  bac+5, chacun trouve sa place. Les soldats se complĂštent, en respectant la hiĂ©rarchie, pour mener Ă  bien les missions. « On peut avoir nos propres convictions et des origines diffĂ©rentes mais quand on est tous en treillis, on gomme un peu tout cela », dĂ©veloppe le commandant Christopher, avant d’ajouter : « Chacun apporte son expĂ©rience, son vĂ©cu, sa personnalitĂ© et ça contribue Ă  la cohĂ©sion du groupe. On apprend beaucoup des autres. »

LES AUTEURS

Mathilde Lafargue

Journaliste en formation Ă  l’EPJT.

Zachary Manceau

Journaliste en formation Ă  l’EPJT.